La Norvège, riche de son pétrole et de son fonds souverain de 1 650 milliards d’euros, semble à l’abri des crises. Pourtant la durabilité de cette prospérité est aujourd’hui remise en question. Tout comme sa dépendance croissante à la rente pétrolière.
La Norvège, un pays où la richesse semble générer autant de défis que d’opportunités. Forte de son immense rente pétrolière, elle a construit le plus grand fonds souverain au monde. Le Government Pension Fund Global (GPFG) a atteint fin 2024 un record de 20 000 milliards de couronnes norvégiennes (près de 1 650 milliards d’euros). Ce matelas financier, alimenté par les revenus pétroliers et investi sur les marchés mondiaux, équivaut à presque quatre fois le PIB du pays.
L’an dernier, le fonds a engrangé un bénéfice historique de 2 500 milliards de couronnes (217,5 milliards d’euros), essentiellement grâce aux actions technologiques américaines. Mais la volatilité des marchés rappelle que la manne n’est pas inépuisable : au premier trimestre 2025, le GPFG a enregistré une perte de 1 100 milliards de couronnes (environ 100 milliards d’euros), la plus importante de son histoire. La valeur exacte du fonds est consultable en temps réel sur le site de Norges Bank Investment Management (lien ici).
Et si la guerre en Ukraine a redonné un souffle temporaire à l’industrie énergétique norvégienne (et premier producteur d’hydrocarbures d’Europe de l’Ouest), le pic de production date de vingt ans. Le pétrole et le gaz représentent toujours 21 % du PIB et plus de 200 000 emplois, mais leur avenir est incertain avec la transition énergétique et les pressions environnementales qui s’intensifient.
Des fragilités budgétaires persistantes
Cette richesse ne gomme pas les vulnérabilités structurelles. Hors pétrole, le déficit structurel s’établirait à 12 % du PIB continental en 2025, et pourrait atteindre 13 % en incluant les mesures de soutien exceptionnelles, selon le FMI.
Plus préoccupant encore, la productivité s’érode. Depuis vingt ans, la croissance norvégienne reste parmi les plus faibles des pays développés. L’innovation recule et les dépenses en recherche et développement diminuent. En 2024, le nombre de start-up ayant levé des fonds initiaux a atteint son niveau le plus bas, selon la Norwegian Venture Capital Association.

Sur le plan macroéconomique, la croissance globale est restée solide en 2024 (+2,1 %), portée par les exportations record de gaz naturel. L’économie domestique, plus représentative du pouvoir d’achat des ménages, n’a progressé que de 0,6 %, tandis que le chômage, longtemps très bas, a légèrement augmenté à 4 %. L’inflation, supérieure à l’objectif de 2 %, a toutefois ralenti, permettant à la Banque centrale d’entamer un cycle de baisse des taux au printemps 2025.
Endettement et exil fiscal
La fiscalité et l’endettement des ménages nourrissent également un climat d’inquiétude. L’endettement atteint désormais 220 % du revenu annuel, le plus élevé de l’OCDE, conséquence d’incitations qui favorisent l’emprunt plutôt que l’épargne.
Plusieurs grandes fortunes ont aussi quitté le pays, souvent pour la Suisse, dénonçant une fiscalité jugée dissuasive. Près de 500 millionnaires ont ainsi émigré ces dernières années. « Nous avons choisi un modèle qui ne motive plus personne à investir », résume Pal Ringholm, investisseur norvégien reconnu, actuellement directeur des investissements (CIO) chez Formue, une société de gestion de patrimoine scandinave.
La tentation du toujours plus
Le débat public sur la « richesse excessive » du pays se nourrit de cette situation. Les retraits annuels croissants (54 milliards de dollars cette année, soit un quart du budget national) suscitent des inquiétudes. Cette dépendance alimente une tentation du « toujours plus », entre projets publics pharaoniques et dépenses sociales généreuses.
Parmi les exemples récents : un tunnel maritime de 1 700 mètres estimé à 700 millions de dollars, une rénovation partielle du parlement à six fois le budget prévu, et plus de 400 millions consacrés à une plateforme informatique défaillante pour un service régional de santé selon le Financial Times.
Les dépenses sociales illustrent cette même « générosité » : chaque salarié bénéficie en moyenne de 27,5 jours de congé maladie par an, indemnisés intégralement jusqu’à douze mois. Cette politique pèse sur les finances publiques à hauteur de 8 % du PIB, soit quatre fois la moyenne des économies comparables.
Une société en surconfort, une économie fragilisée
Selon Jens Stoltenberg, ministre des Finances et ex-secrétaire général de l’Otan, « il y a un vrai risque de complaisance en pensant que le fonds de pension nous sauvera. Ce n’est pas le cas. » Sylvi Listhaug, dirigeante populiste, tape encore plus fort : « Nous jetons de l’argent sur les problèmes. »
Derrière ces critiques, le malaise est bien réel. Notamment en ce qui concerne l’éducation et les soins. Malgré des dépenses supérieures à 20 000 dollars par élève par an — deuxième niveau mondial après le Luxembourg —, les résultats scolaires reculent, notamment en mathématiques, sciences et lecture.
La malédiction des ressources naturelles
L’expression « maladie hollandaise » est née dans les années 1970, à la suite de la découverte d’importants gisements de gaz naturel aux Pays-Bas. Elle désigne le paradoxe économique qui survient lorsqu’un pays, enrichi par l’exploitation de ressources naturelles, fragilise malgré lui son tissu productif.
Le mécanisme est bien connu, également appelé malédiction des ressources naturelles. Concrètement, l’afflux de devises lié aux exportations entraîne une appréciation de la monnaie nationale, ce qui réduit la compétitivité des autres secteurs, notamment l’industrie manufacturière et l’agriculture. L’économie se spécialise alors dans la rente énergétique ou minière, au risque de perdre en diversification et de devenir plus vulnérable aux chocs de prix mondiaux.
De nombreux pays producteurs de pétrole ou de gaz – du Nigeria au Venezuela, en passant par le Guyana – ont illustré ce phénomène.
La Norvège, en revanche, est souvent citée comme un contre-exemple. En canalisant ses revenus pétroliers dans un fonds souverain dès les années 1990, elle a limité ces effets et préservé une partie de sa compétitivité. En 2020, Nicolai Tangen, le directeur général d’alors de Norges Bank Investment Management (NBIM), la branche de Norges Bank chargée de la gestion du Government Pension Fund Global (GPFG) précisait que la Norvège, en transformant ses revenus pétroliers en investissements financiers internationaux, avait évolué d’une économie dépendante du pétrole vers un modèle axé sur la gestion d’un fonds souverain massif. Pourtant, certains redoutent aujourd’hui une « maladie norvégienne » : la certitude de pouvoir puiser dans un fonds colossal pourrait affaiblir l’incitation à réformer et à innover, incitant à répondre à chaque difficulté par de nouvelles ponctions. Le débat est l’un des enjeux de l’élection de ce lundi.
Des élections cruciales ?
Les électeurs norvégiens sont appelés aux urnes ce 8 septembre pour élire les 169 députés du Storting, le Parlement monocaméral. Le scrutin s’annonce serré entre le bloc de centre-gauche mené par le Parti travailliste sortant de Jonas Gahr Støre, légèrement en tête dans les sondages, et le bloc de centre-droit, dominé par le Parti du progrès populiste de Sylvi Listhaug et les conservateurs d’Erna Solberg. Aucun parti ne devrait atteindre seul la majorité absolue de 85 sièges, ce qui rend cruciales les négociations post-électorales pour former une coalition.
Nul doute que le fonds souverain fera l’objet de débats sur ses investissements et sur la nécessité de respecter les engagements internationaux tout en soutenant l’économie nationale.
Les premières projections devraient être connues dès 21h (heure belge), à la fermeture des derniers bureaux de vote, avec les résultats officiels attendus mardi matin.