Jusqu’où empirera la relation Europe-Etats-Unis?

Droits de douanes, invectives, désaccords sur le dossier ukrainien, invectives… La relation entre les Etats-Unis et l’Europe, qui a déjà été houleuse par le passé, traverse une phase de turbulences, conséquence d’un virage stratégique américain que les Européens n’ont pas préparé.
La tendance est à l’oeuvre depuis avant la réélection de Donald Trump: la première puissance mondiale estime avoir autre chose à faire que de continuer à payer pour une Europe en décrochage économique, sorte de passagère clandestine qui ne dépense pas assez pour sa défense, et qui ne serait pas assez conciliante dans ses échanges commerciaux.
Mais depuis l’arrivée du président républicain à la Maison blanche, le mouvement tectonique est devenu séisme.
L’UE est menacée de droits de douanes, n’a pas voix au chapitre dans le rapprochement entre Washington et Moscou pour liquider la crise ukrainienne, et les invectives pleuvent: l’UE a été “conçue pour emmerder les Etats-Unis” (Donald Trump), la présence militaire en Europe “ne durera pas éternellement” (le vice-président JD Vance), Olaf Scholz est un “imbécile incompétent” (Elon Musk).
“Il y avait déjà une trajectoire d’éloignement, que (Joe) Biden incarnait poliment, que (Kamala) Harris aurait incarné poliment”, rappelle l’historien Frédéric Fogacci, directeur des études de la Fondation Charles de Gaulle à Paris. “L’approche de Trump est plus impétueuse, abrasive” mais traduit un sentiment partagé à Washington, résume Kelly Grieco, spécialiste de la stratégie américaine au Stimson Center à Washington.
Frustration
Sur la défense, “il y a énormément de frustration de ce côté de l’Atlantique, car il y a eu des avertissements répétés pour que l’Europe se prépare, et elle n’a rien préparé”, dit-elle. Ce n’est que sous la pression que les Européens se décident à ouvrir le débat sur la sécurité du continent sans le soutien américain, tout en restant conciliants avec Washington.
“Il n’est pas étonnant que les Américains les méprisent et les considèrent dépendants: ils se présentent eux-mêmes comme dépendants! Si l’Europe pourvoit à ses besoins essentiels de défense, elle aura plus d’estime de soi et inspirera un nouveau respect à Washington”, estime Stephen Wertheim du centre Carnegie.
“Sur l’Ukraine, l’approche européenne n’est pas nécessairement très productive”, met en garde Mme Grieco. “Elle est très focalisée sur les garanties de sécurité à donner à l’Ukraine. Et je pense que l’administration américaine ne va pas les donner. Plus les Européens vont pousser, plus le fossé se creusera”.
Les tensions entre les deux alliés ne sont pas inédites. “Est-ce que la relation transatlantique est morte?” s’interrogeait déjà le New York Times en 2018, déjà sous Donald Trump.
“Freedom Fries”
“Rappelons-nous des +freedom fries+!”, relève Mme Grieco, quand en 2003, le Congrès américain a débaptisé les “French fries” (frites) pour punir la France qui refusait de suivre Washington en Irak. Et pendant la Guerre froide, tout n’a pas été sans heurts.
“L’affaire de Suez” en 1956 reste le symbole de cette “forme de tutelle géopolitique” exercée par les Etats-Unis en Europe après 1945 en échange de leur implication en Europe, rappelle M. Fogacci : Washington, dans un tête-à-tête avec Moscou, impose alors à la France, au Royaume-Uni et à Israël de se retirer du canal de Suez.
Un dialogue exclusif qui illustre une tendance historique. “Pendant la Guerre froide, on fonctionnait très exactement de cette manière-là. Moscou et Washington, à la fin des fins, réglaient la question entre eux”, rappelle le géopolitologue Frédéric Encel.
Après la chute du mur de Berlin, “les Américains se méfient d’une Europe qui s’intégrerait trop largement vers l’Est”, et “avec la guerre en ex-Yougoslavie, ils prennent le pas sur des Européens divisés par des vieux intérêts historiques et sans capacité militaire suffisante”, souligne M. Fogacci.
Mais la crise d’aujourd’hui n’est-elle pas plus profonde?
Alliés naturels?
Dans son fameux livre “Le grand échiquier” paru en 1997, l’ancien conseiller de Jimmy Carter Zbigniew Brzezinski écrit: “L’Europe est l’alliée naturelle de l’Amérique. L’une et l’autre partagent les mêmes valeurs (…), et s’inspirent (…) de la même culture démocratique”.
Près de trente ans plus tard, les choses sont moins limpides : “A travers l’Europe, la liberté d’expression, je le crains, est en retrait”, a déclaré en février JD Vance.
“Il y a clairement une différence entre les deux rives sur les valeurs, ou sur la manière de les exprimer”, estime Mme Grieco. “Dans les années 1980, les néoconservateurs avaient une idée de la démocratie assez compatible avec l’idée européenne, leur équation étant que le libéralisme politique conduit au libéralisme économique et vice versa”, rappelle M. Fogacci.
Pour Donald Trump, au contraire, “un pays pèse par ce qu’il sait faire, ce qu’il peut offrir ou ses capacités de nuisance. C’est une vision +ahistorique+, réduisant la démocratie à des principes décontextualisés”, selon lui et il “ne considère pas les Etats, mais les sols, les ressources”.
Reste la question de la Chine et pour Mme Grieco, l’Europe et les Etats-Unis peuvent se retrouver sur ce dossier : “l’Europe reste un allié naturel des Etats-Unis dans la mesure où nos intérêts sur plusieurs dossiers sont alignés. Il y a un potentiel alignement naturel sur la Chine”.