Un quart de siècle après son arrivée au pouvoir, les Russes soutiennent toujours le président Poutine. Et ce même si celui-ci vide les caisses de l’État pour financer la guerre en Ukraine. Par peur d’un retour au chaos de l’ère pré-Poutine, ils continuent d’accepter cette situation, explique Jan Balliauw, ancien journaliste de la VRT et spécialiste de la Russie, dans un nouveau livre.
L’Europe peut mettre fin à la guerre, mais cela exigera de la ténacité.
De la prospérité à l’autoritarisme
Le 31 décembre 1999, Vladimir Poutine succède au président Boris Eltsine. Depuis, il n’a plus quitté le pouvoir. Ce passage de flambeau a d’abord été synonyme pour a Russie d’années fastes, portées par la hausse des prix du pétrole.
« Entre 2000 et 2007, le revenu moyen de la population a doublé », écrit Jan Balliauw dans son nouvel ouvrage « De droom van Poetin » (Le rêve de Poutine). « Une nouvelle classe moyenne s’est rapidement formée, capable d’acheter une voiture, un appartement ou de voyager à l’étranger — un privilège auparavant réservé à l’élite. »
Ces années dorées ont valu à Poutine une popularité sans précédent, dont il bénéficie encore aujourd’hui. « Même lorsque des problèmes surviennent, la plupart des Russes ne les imputent pas directement à Poutine », poursuit Balliauw. « Ils restent convaincus qu’il finira par faire le bon choix, ou du moins qu’il sait ce qu’il fait. »
Le gardien de la nation
L’image de Poutine comme protecteur de la patrie revient régulièrement dans le livre de Balliauw, connu pour son long parcours de correspondant pour la VRT en Russie. Aujourd’hui retraité, il cependant reste actif comme expert au sein de l’Institut Egmont, un centre d’analyse basé à Bruxelles.
Pour comprendre la loyauté du peuple russe envers Poutine, il faut revenir aux années 1990, sous Boris Eltsine. Si la Russie commençait à connaître une forme de démocratie et d’État de droit, cette période fut aussi marquée, pour de nombreux citoyens, par le chaos, l’instabilité, les salaires impayés pendant des mois et l’effondrement brutal de l’épargne.
« Nous ne mesurons pas à quel point les années 1990 ont laissé un traumatisme profond chez les Russes », confie Balliauw dans un entretien à Trends. « Je vivais à Moscou à cette époque. Le 31 décembre 1991, j’ai acheté un pain pour 5 kopecks. Le 2 janvier 1992, avec l’introduction du marché libre, le même pain coûtait 5 roubles, soit cent fois plus. Pour les Russes, ce fut un choc colossal. Du jour au lendemain, les produits de première nécessité sont devenus presque inaccessibles. Ce chaos a profondément marqué la population. »
« Pour les Russes, la démocratie reste synonyme de chaos »
Cette expérience a durablement terni la perception du mot démocratie. Aujourd’hui encore, les Russes doivent certes subir la propagande et la répression d’un État autoritaire, mais la peur de la démocratie persiste toujours.
« Pour les Russes, la démocratie reste synonyme de chaos », explique Balliauw. « Ils redoutent une époque sans Poutine. Ils se disent que s’il disparaît, le désordre reviendra. Cette peur les pousse, en partie, à suivre la voie qu’il trace — une voie de confrontation. »
Une puissance dominante, à n’importe quel prix
Cette confrontation a un prix exorbitant. La guerre en Ukraine absorbe 40 % du budget fédéral russe. Poutine puise également dans le Fonds national de bien-être, la grande réserve censée garantir les pensions lorsque les recettes pétrolières et gazières diminueront. Avant la guerre, ce fonds comptait encore 110 milliards de dollars d’actifs liquides, mais il devrait être vidé d’ici la fin de l’année.
« Poutine devra trouver de l’argent ailleurs — probablement auprès de la population », avertit Balliauw. « Il avait promis que les Russes ne ressentiraient pas les effets de la guerre, mais ce pacte est en train de s’effriter. Cela dit, les Russes peuvent endurer bien plus que nous. Le gouvernement a relevé la TVA de 20 % à 22 %. Chez nous, cela provoquerait des manifestations, mais eux l’acceptent, car ils ont connu bien pire. »
L’Europe était le principal débouché pour les produits russes, notamment les matières premières. Poutine savait parfaitement que la guerre en Ukraine mettrait en péril cette bouée de sauvetage économique, mais il poursuivait un objectif plus ambitieux : rétablir la domination de la Russie sur l’Europe.
Les Russes adhèrent à ce rêve de grandeur et acceptent d’en payer le prix. Lorsqu’en 2014, Poutine annexe la Crimée, sa popularité atteint près de 90 %. « Les Russes ont adoré la manière dont il a mis l’Occident devant le fait accompli, prouvant que la Russie comptait à nouveau sur la scène mondiale », écrit Balliauw.
Le patriotisme comme moteur
Il ne faut pas sous-estimer le patriotisme russe. « L’effondrement de l’Union soviétique, en 1991, a été un traumatisme immense. Pour beaucoup, cela signifiait que plus personne n’écoutait Moscou — une humiliation pour le plus grand pays du monde », explique Balliauw.
« Les Russes estiment que leur nation a une sorte de droit naturel à jouer un rôle majeur, surtout en Europe. L’économie passe au second plan. Je l’ai souvent entendu dire, notamment par Piotr Tolstoï, vice-président de la Douma et ancien journaliste ayant travaillé pour Le Monde : “Pour les Européens, l’économie passe avant tout. Pour nous, Russes, c’est notre place en Europe et dans le monde qui compte. Et s’il faut faire des sacrifices, nous les ferons.” »
Une Europe divisée face à un Kremlin obstiné
Cette disposition au sacrifice explique pourquoi Poutine ne mettra pas fin à la guerre de sitôt. Les Européens doivent s’y faire. Faute de partenaire fiable à la Maison-Blanche, ils devront résoudre la crise eux-mêmes.
Mais tout n’est pas perdu. « Nous devons saper le modèle économique de la Russie », plaide Balliauw. « Ce modèle continue de fonctionner. D’énormes quantités de gaz russe arrivent encore via Zeebruges, alors que l’interdiction européenne d’importer du gaz russe n’entrera en vigueur qu’en 2027. »
Pendant ce temps, la Chine et l’Inde continuent d’acheter pétrole et gaz russes. L’Union européenne pourrait frapper cette source de revenus en imposant des sanctions à Pékin et New Delhi, propose Balliauw. Une décision politiquement difficile, car ces deux pays sont des partenaires commerciaux majeurs de l’Europe.
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Prendre des risques
Balliauw envisage aussi l’envoi d’une force européenne en Ukraine. Une telle initiative provoquerait sans doute une réaction violente du Kremlin, mais elle constituerait un puissant levier de pression. « L’Europe doit montrer à Poutine qu’elle est prête à prendre des risques. »
Toutes ces mesures auraient un coût pour l’Europe, reconnaît Balliauw. « Cela demandera de la persévérance. Mais si l’Europe reste unie, Poutine n’a aucune chance. Le problème, c’est que nous sommes trop divisés. Avant toute chose, l’Europe doit remettre de l’ordre dans ses propres rangs pour ne pas arriver affaiblie à la table des négociations. »
En attendant, il faut accepter que la Russie, plus grand voisin du continent, demeure hostile. « Nous ne sommes pas préparés à vivre sous une menace permanente. Nous devons y réfléchir sérieusement. Notre manque de préparation ne fait qu’encourager de nouvelles provocations russes. Il faut commencer par rouvrir la voie de la communication avec Moscou. Est-il concevable qu’il faille quelqu’un comme Donald Trump pour relancer le dialogue ? La guerre se déroule en Europe. C’est avant tout notre problème. »
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Un potentiel gâché
Les Russes sont instruits, leur pays regorge de ressources naturelles. Il est profondément regrettable que l’Europe et la Russie soient en conflit, car leur coopération économique aurait pu générer d’immenses gains de prospérité.
« L’alliance actuelle entre la Russie et la Chine est artificielle », estime Balliauw. « La Russie est un pays européen. Quand on s’y rend, on constate à quel point sa culture est proche de la nôtre. À Saint-Pétersbourg, je me sens immédiatement chez moi. Les Russes sont des gens chaleureux et amicaux, qui admirent l’Europe. La Russie qui a envahi l’Ukraine n’est pas celle que je connais. Si Poutine avait opté pour une coopération profonde avec l’Europe, la Russie aurait pu connaître une croissance considérable à long terme. Mais Poutine manque de patience. Il veut la gloire pour lui seul. Il est trop occupé à soigner sa place dans les livres d’histoire. »
Jan Balliauw, De droom van Poetin, Borgerhoff & Lamberigts, 424 pages, 29,99 euros
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