L’économie israélienne semble jusqu’à présent résister à la guerre à Gaza. Mais entre l’envolée des coûts militaires, l’augmentation de l’émigration et la menace de sanctions internationales, la situation pourrait rapidement basculer, préviennent les économistes. « Une guerre protège le pays, mais pas son économie. »
« Le chemin emprunté par Netanyahu mène Israël à la faillite », titraient Eran Yashiv et Daniel Tsiddon, deux économistes de l’Université de Tel-Aviv, dans une tribune publiée fin du mois dernier sur la plateforme Project Syndicate. Pourtant, le fait que la guerre menace de ruiner Israël n’est pas immédiatement perceptible dans les chiffres. Le déficit budgétaire israélien s’élève certes à un conséquent 5 % du produit intérieur brut (PIB) sur les douze derniers mois, selon la banque centrale, mais la dette publique attendue pour 2025 – environ 70 % du PIB – reste à un niveau dont la Belgique pourrait seulement rêver. Les taux d’intérêt des obligations d’État israéliennes ne s’envolent pas. Israël continue également à avoir accès aux marchés financiers. Et aucune récession n’est encore à l’horizon : la banque centrale prévoit une croissance de 3,3 % cette année, un chiffre hors de portée pour la Belgique.
Pourquoi alors tirer la sonnette d’alarme ? « La situation actuelle n’est pas encore dramatique », admet Eran Yashiv. « Mais l’avenir est incertain. L’estimation d’une croissance de 3,3 % en 2025 date du début de l’été. Depuis, les prévisions, y compris celles de la banque centrale, s’orientent vers 2 %. Et si l’armée poursuit la conquête de la ville de Gaza, la croissance chutera davantage. Pour mémoire : en 2022, dernière année sans guerre, la croissance était de 6,2 %. Deux ans plus tard, en 2024, en pleine guerre, elle n’a atteint qu’1 %. Et encore : uniquement grâce aux dépenses militaires de l’État, car le secteur privé a reculé. C’est révélateur. »
Selon Yashiv, la contraction économique résulte d’un faisceau de facteurs. Le tourisme est sinistré. L’incertitude freine consommation et investissement. Les combats au Liban et à Gaza ont poussé des dizaines de milliers d’Israéliens du nord et du sud à fuir, paralysant la vie quotidienne, la production et la demande dans ces régions.
Les vrais ennemis de l’économie israélienne
« De telles perturbations de l’économie représentent probablement le tribut le plus lourd de la guerre » confirme Michel Strawczynski, professeur d’économie à l’Université hébraïque de Jérusalem et ancien directeur de recherche à la Banque centrale israélienne. Il rappelle l’attaque contre l’Iran en juin : « Pendant deux semaines, beaucoup d’Israéliens n’ont pas pu travailler à cause de la menace iranienne. Résultat : une contraction de 3,5 % du PIB au deuxième trimestre. Depuis, l’économie n’a pas retrouvé son niveau d’avant-guerre. La durée du conflit est donc le véritable ennemi de l’économie israélienne.
De nombreuses sociétés ont dû faire face au départ de leurs employés mobilisés comme réservistes. « À court terme, cela ne se lit pas dans les chiffres car ces réservistes continuent d’être payés, mais par l’armée », explique Strawczynski. « L’impact réel se manifestera plus tard. Prenez une entreprise high-tech, secteur clé et actif à l’international. Les collègues peuvent dans un premier temps compenser les absents. Mais si eux aussi sont mobilisés, il faut recourir à des équipes à l’étranger. À terme, la société peut décider de déplacer la production hors d’Israël. Une guerre protège le territoire, pas l’économie. »
Emigration
« L’augmentation de l’émigration pourrait aggraver encore la situation pour le secteur technologique », explique Yashiv, qui a également été rattaché pendant un temps à l’Institute for National Security Studies, un think tank affilié à l’Université de Tel-Aviv. « Depuis le début de 2023, le solde migratoire net a atteint 130 000 personnes, principalement de jeunes diplômés, correspondant au profil type d’un employé du secteur high-tech. Ce secteur représente un cinquième de l’économie et la moitié des exportations, et il est donc crucial pour le pays. Les recettes fiscales générées par la high-tech solide financent via des subventions les secteurs plus faibles. Si le secteur high-tech se vide à cause de l’émigration, c’est l’ensemble de l’économie qui risque d’être fragilisé. Israël menace de basculer vers le statut de pays du tiers-monde. »
« Si Israël prend Gaza-ville, toutes les prévisions s’effondrent », alerte Yashiv. « L’Europe imposera des sanctions. Or elle est notre premier partenaire commercial : 45 % des importations et 35 % des exportations. Même limitées, ces sanctions frapperaient durement une petite économie ouverte comme celle d’Israël. » La conquête de Gaza-ville ferait également voler en éclats les prévisions relatives au déficit budgétaire. Selon Yashiv, le trésor public israélien n’a tout simplement plus les moyens d’absorber un tel choc. Côté finances publiques, l’addition est déjà vertigineuse. Le coût de la guerre s’élève à 60 milliards de dollars. L’occupation de Gaza-ville ajouterait encore 20 à 30 milliards.
Pas de recettes fiscales
Ces sommes incluent non seulement les dépenses militaires – munitions, carburant, soldes des soldats –, mais aussi les coûts de l’occupation. Et il ne s’agit pas seulement d’aide humanitaire, comme les tentes, la nourriture et les médicaments. Gaza est détruite. Ce qui signifie que le gouvernement israélien devra également rétablir l’approvisionnement en eau et en électricité, et rouvrir écoles et hôpitaux. Il ne peut pas non plus compter sur des recettes fiscales en provenance de Gaza, car l’économie locale a été entièrement anéantie.
Yashiv pressent le danger. « Israël va devoir présenter la facture à Donald Trump, et celui-ci déteste l’idée que l’argent des contribuables américains finance des guerres lointaines. Les estimations concernant l’aide militaire américaine à Israël varient. Un rapport du Congrès américain évoque 12,5 milliards de dollars pour 2024, soit trois fois le montant annuel habituel. Une étude de l’Université Brown parle même de 22,8 milliards pour l’année suivant le début de la guerre en octobre 2023. Si Trump prend connaissance de ces chiffres, il risque de ne pas être ravi. « Je ne dis pas qu’il suspendra l’aide militaire américaine, mais il cherchera au minimum à la ramener à son niveau antérieur, voire à un montant inférieur. », dit encore Yashiv.
Ingénieurs militaires
La situation pourrait contraindre le gouvernement israélien à faire des choix douloureux. « Avec ses plans actuels, le gouvernement a totalement relâché les freins budgétaires », explique Yashiv. « Les marchés de capitaux continueront-ils de financer la dette croissante d’Israël ? Si ce n’est pas le cas, ce seront les citoyens israéliens qui devront en supporter le coût. Soit les impôts devront augmenter, soit des coupes seront effectuées dans l’éducation, la santé et les services sociaux. La population israélienne acceptera-t-elle cela ? »
Strawczynski réfute enfin l’idée que la guerre puisse doper l’économie. « Par le passé, il arrivait que le secteur de la défense tire l’économie vers l’avant. Après le traité de paix avec l’Égypte en 1979, de nombreux ingénieurs militaires israéliens ont rejoint le secteur civil et ont contribué au développement du high-tech israélien.
Aujourd’hui, la donne a changé. L’industrie de la défense israélienne connaît certes une prospérité sans précédent, mais c’est principalement grâce aux nombreux conflits dans d’autres régions du monde. Pendant ce temps, l’économie civile, largement indépendante du secteur militaire, est désormais entraînée en récession par la guerre. Une chose est sûre : le conflit ne sauvera pas l’économie israélienne.