Depuis 2024, la France a connu quatre gouvernements successifs (Attal, Barnier, Bayrou, Lecornu) et s’apprête à en connaître un cinquième. C’est le résultat d’une vie politique dominée par un tripartisme instable : gauche, centre présidentiel et extrême droite se neutralisent mutuellement, avec même un quatrième acteur, la droite classique, réduite à peau de chagrin mais qui reste un outsider utile. Aucun ne peut gouverner seul, mais chacun peut faire tomber le gouvernement.
La crise ne relève pas d’un simple affrontement d’egos : elle illustre un jeu collectif où chaque acteur agit rationnellement selon ses intérêts, mais dans une structure où toute victoire individuelle aggrave la défaite collective.
Dilemme du prisonnier
La situation actuelle en France correspond à ce que l’on appelle en théorie des jeux le dilemme du prisonnier. Deux prisonniers, accusés d’un crime, sont interrogés séparément et doivent choisir entre coopérer (cela signifie se taire et ne pas accuser le complice qui se trouve dans la salle d’à côté) ou dénoncer l’autre. Il y a trois résultats possibles. Soit les deux se taisent, et sans preuve, ils sont condamnés à une peine légère. Ou alors les deux se dénoncent mutuellement et comme le crime est partagé, ils sont condamnés à une peine moyenne. Soit l’un dénonce et l’autre se tait, et celui qui dénonce est libéré, alors que celui qui s’est tu mais est dénoncé encourt une peine très lourde.
Lorsque la défiance règne, chaque prisonnier, agissant rationnellement pour minimiser sa peine, choisit de dénoncer, pensant que l’autre pourrait le trahir. Résultat : les deux dénoncent, obtenant un résultat sous-optimal comparé au résultat qu’ils auraient obtenu s’ils avaient coopéré. Cela montre comment la méfiance mène à un équilibre où personne n’a intérêt à changer seul de stratégie, même si la coopération serait meilleure pour tous.
Rationnel ou pas ?
Ainsi, en France, les acteurs ont le choix entre coopérer, et donc former une coalition ou s’abstenir de voter contre un texte budgétaire. Le gain collectif est important : cela apporte stabilité au pays et crédibilité au gouvernement français. Mais le bénéfice électoral est faible. À l’inverse, bloquer procure un gain symbolique immédiat — incarner « la vraie opposition » —, au prix d’un coût institutionnel croissant. Le système récompense la trahison et punit la coopération. Chaque bloc agit de manière rationnelle, mais la somme des comportements rationnels produit une irrationalité systémique.
La preuve : six gouvernements en trois ans, deux censures, des budgets votés au 49.3, et une dette publique devenue l’unique contrainte partagée (115 % du PIB). L’instabilité n’est pas un accident : elle est l’équilibre naturel d’un jeu où la coopération est non rentable. Pour sortir de cette situation, il faudrait des “engagements crédibles”, par exemple réformer la constitution pour passer à un système proportionnel, ou une longue période pour bâtir la confiance.
Et si on recommence ?
En effet, si le jeu recommence à l’infini, on arrive, en théorie du moins, à une situation où chacun des deux comprend l’avantage à coopérer. Car, tour après tour, les deux prisonniers prennent connaissance de la décision qui a été prise par l’autre. Et des stratégies peuvent émerger, comme celle du « Tit-for-Tat », où l’on copie le choix précédent de l’adversaire. Dès que l’un choisit la coopération, l’autre finira également par la choisir. Après un certain temps, les deux coopéreront donc et atteindront un équilibre optimal.
D’accord, c’est de la simulation.
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Dans la vraie vie, et surtout dans la vraie vie politique française, nous sommes dans un jeu qui se répète, mais où chacun continue à dénoncer l’autre et à ne pas coopérer. Au premier tour du jeu, c’est-à-dire lors du gouvernement Barnier, l’exécutif a coopéré en nommant un Premier ministre LR (geste vers la droite modérée). Mais l’opposition a dénoncé : censure par la Nupes et le RN.
Au deuxième tour, celui où arrive François Bayrou (décembre 2024), l’exécutif a puni la dénonciation en adoptant une posture plus dure : un Premier ministre Modem et moins de concessions au LR. Nouvelle dénonciation de l’opposition, avec la censure prononcée le 8 septembre. Au troisième tour arrive l’éphémère Sébastien Lecornu. L’exécutif poursuit la stratégie Tit-for-Tat, en favorisant une coalition étroite et des nominations qui hérissent l’opposition (comme celle de Bruno Le Maire). Dès lors, le LR dénonce, de même que le RN et la Nupes. Et nous voilà au quatrième tour.
Un jeu limité à 2027
Le fait que, dans la situation française, la répétition du jeu n’amène pas la coopération s’explique aisément : dans un dilemme du prisonnier renouvelé classique, la stratégie favorise la coopération à long terme, car les joueurs savent que le jeu se répète indéfiniment, et les gains futurs l’emportent sur la tentation de dénonciation à court terme.
Mais la crise française présente une autre configuration. Le jeu se joue à plusieurs joueurs, et non pas seulement à deux, ce qui rend la coopération plus difficile. Et surtout, il a un horizon fini, celui des élections présidentielles en 2027. Les joueurs anticipent ce dernier tour qui les incite à ne pas coopérer. Puisque le jeu est d’une durée restreinte, les gains à court terme l’emportent sur ceux à long terme. Et ces gains à court terme sont importants : il y a l’espoir de regagner en popularité avant les élections, l’humiliation de l’opposant politique, la constitution d’une image d’un bloc politique fort puisqu’il fait vaciller l’Etat et finalement se trouver dans une position où l’on peut emporter la présidence.
Un jeu autodestructeur
Voilà pourquoi nous nous trouvons dans cette situation très inconfortable où, tour après tour, la non-coopération l’emporte.
Et ce que nous dit la théorie des jeux est que c’est la configuration la plus dommageable à l’intérêt commun : c’est celle où les pertes s’accumulent. Mais plus encore, c’est celle où, pour finir, le jeu lui-même perd de son sens. A quoi bon continuer ce « petit jeu » politique si c’est pour arriver toujours au même équilibre « sous optimal » ?
Dans ce contexte, on peut craindre que les électeurs français veuillent changer fondamentalement de jeu et désirent passer au poker : un jeu où la coopération n’est pas possible, qui peut même entraîner des violences entre joueurs parce que si le gain est important pour un des joueurs, il signifie une défaite totale pour les autres. Un jeu où il n’y aura qu’un seul gagnant et où l’intérêt collectif sera nécessairement perdant.