Pourquoi l’affaire Mogherini, un scandale dont l’Europe se serait bien passée ?

Federica Mogherini © REUTERS
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Le dossier n’est en soi pas énorme – il s’agit d’un soupçon d’appel d’offres truqué, datant de 2021-22 et remporté par le Collège d’Europe. L’appel d’offre européen concernait l’organisation d’une formation de diplomates pour un montant d’un million d’euros. Mais le dossier embarrasse très fortement les institutions européennes et révèle les tensions au sein de l’exécutif européen à un moment où il devrait montrer une cohésion sans faille face aux États-Unis et à la Russie.

Petit rappel des faits : ce mardi 2 décembre, des perquisitions simultanées ont visé le siège du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) à Bruxelles, le Collège d’Europe à Bruges et plusieurs domiciles privés. Trois arrestations, trois gardes à vue et trois inculpations ont été annoncées en quarante-huit heures. Elles concernent Federica Mogherini, ex-Haute Représentante de l’UE (2014-2019) et rectrice du Collège d’Europe depuis 2020 ; Stefano Sannino, ancien secrétaire général du SEAE (2021-2024) aujourd’hui directeur général à la Commission européenne et Cesare Zegretti, codirecteur des formations au Collège.

 Au cœur de l’enquête, il y a un contrat de 654.000 euros, potentiellement porté à près d’un million,  pour organiser une formation de neuf mois pour les futurs diplomates de l’Union européenne qui doivent travailler au sein du Services européen des actions extérieures (SEAE), le ministère des Affaires étrangères de l’UE. Une institution qui est aujourd’hui dirigée par la Haute Représentante de l’UE  Kaja Kallas, mais qui l’était auparavant par Federica Mogherini.

Filière italienne

Selon l’EPPO (le parquet européen),  le Collège d’Europe aurait reçu avant les autres candidats les critères précis de sélection, lui permettant d’adapter son offre et d’écraser la concurrence. Il y aurait donc fraude aux marchés publics, corruption et violation du secret professionnel. Les liens personnels entre les personnalités italiennes renforcent les soupçons de collusion. Federica Mogherini et Stefano Sannino ont travaillé ensemble pendant cinq ans au sein du SEAE.

Quand Federica Mogherini prend la tête du Collège d’Europe en septembre 2020, Stefano Sannino reste à la tête opérationnelle du service qu’elle a autrefois dirigé. Certes, le contrat litigieux est signé sous Josep Borrell, successeur de Mogherini, mais les enquêteurs estiment que la fraude a eu lieu auparavant.

Cette affaire a amené Federica Mogherini à démissionner à la démission du Collège de l’Europe de ses fonctions de rectrice du Collège de l’Europe.  Dans un court communiqué, elle invoque « la rigueur et l’équité » qui l’anime et assure collaborer pleinement avec la justice et son avocat conteste toute irrégularité. Stefano Sannino, pour sa part, a annoncé mettre fin prématurément à ses fonctions au sein de la Commission.

Tension entre Kallas et von der Leyen

Mais la crise dépasse de loin le simple cas de l’attribution de ce petit contrat. L’affaire prend dans les milieux européens une dimension explosive.

D’abord, elle ravive les tensions qui existent entre le SEAE et la Commission.  Les relations entre Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, et Kaja Kallas, la Haute Représentante de l’UE qui dirige le SEAE sont tendues. Il s’agit d’une lutte de pouvoir, le SEAE agissant en électron plus ou moins libre et la Commission essayant depuis plusieurs années de le faire revenir dans son giron, provoquant l’irritation des fonctionnaires du SEAE farouchement attachés à leur autonomie. De ce point de vue, l’affaires Mogherini met un peu plus d’huile sur le feu, même si chacun des deux camps – Commission et SEAE-  essaie de rejeter la responsabilité sur l’autre en se dédouanant.

 Kaja Kallas a immédiatement pris ses distances, rappelant que « ces faits présumés sont antérieurs à mon arrivée. » Et Ursula von der Leyen souligne que l’affaire concerne « une structure extérieure à la Commission. »

« Un océan de corruption »

Mais le plus embêtant est que cette affaire est un nouveau coup porté à la crédibilité de l’UE qui avait déjà été écornée par le Qatargate, le Pfizergate, … À Moscou, Maria Zakharova, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères,  n’a pas manqué l’occasion de clamer que « l’Europe qui nous donne des leçons de transparence est engluée dans un océan de corruption ». »

Au Parlement européen, certains veulent mobiliser le dossier pour essayer de faire voter une nouvelle motion de censure contre Ursula von der Leyen : depuis 2019, trois motions ont échoué, mais celle en préparation est portée cette fois par les Verts, la Gauche et une partie des eurosceptiques.  

Ursula von der Leyen prête en effet le flanc à la critique concernant la pauvre gouvernance de son administration, certains rappelant qu’avant son arrivée à la Commission en 2019,  celle qui était alors  ministre allemande de la Défense avait été accusée d’avoir attribué sans appels d’offres corrects des contrats de consultance à des firmes externes, souvent liées à des proches ou à des intérêts politiques.

Le cas Santer

Un autre rappel historique est mobilisé par les opposants à Ursula von der Leyen : le cas de la Commission présidée par Jacques Santer, qui avait dû démissionner collectivement en 1999 pour des faits, déjà, de favoritisme et de mauvaise gouvernance. Plusieurs commissaires à l’époque avaient favorisé des proches. La commissaire française Edith Cresson avait ainsi nommé son dentiste « conseiller scientifique », avec le salaire européen à la clé. Et quand la Cour des comptes européenne avait commencé à poser des questions, la Commission avait fait le gros dos.

Certains voudraient faire un parallèle avec cette affaire aujourd’hui, estimant qu’au-delà du dossier Mogherini, c’est le problème de la gouvernance de l’actuelle Commission et sa peu de transparence qui est en jeu. Dans certains dossiers, il est vrai, tel celui des négociations avec le laboratoire Pfizer pour l’achat massif de vaccins au moment de la pandémie, la présidente de la Commission avait fait cavalier seul et n’avait jamais voulu donner d’informations. Ce dossier Mogherini pourrait donc lui revenir comme un boomerang, rappeler la question de la gouvernance européenne et saper l’autorité de la présidente de la Commission et de son équipe. Cela à un moment où force et cohésion sont nécessaires, la Commission et le SEAE devant  gérer à la fois la guerre commerciale avec les Etats-Unis, la guerre tout court en Ukraine, ainsi que de nombreux défis économiques et budgétaires.

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