On croyait avoir tout vu : l’euro sauvé à la dernière seconde en 2012, la pandémie financée par un endettement commun historique, le gaz russe remplacé en un temps record. Et pourtant, en ce mois de décembre, l’Union européenne est en train de réussir l’impossible : se tirer une balle dans la tête avec une précision chirurgicale, sous les applaudissements de Vladimir Poutine et de Donald Trump.
Dans le débat sur les avoirs russes, où la pression est maximale sur la Belgique, on ne peut que constater que la Commission européenne est tombée avec une naïveté de premier communiant dans la stratégie russo-américaine qui consiste à faire éclater l’Union européenne de l’intérieur.
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L’argent n’est pas le problème
Rappelons quand même l’enjeu et la taille de l’effort qui est demandé. Pour sauver l’Ukraine ces deux prochaines années, il faut lever environ 140 milliards d’euros. Pourquoi sauver l’Ukraine ? Parce que, si l’on reste au niveau du cynisme économique (on ne parle même pas de devoir moral), si l’Ukraine tombe, l’effort de guerre qui sera demandé aux nations européennes sera sans doute le double ou le triple de celui qui est nécessaire pour éviter que Kiev ne tombe dans les mains de Poutine. Selon un institut proche de l’académie de la Défense norvégienne, soutenir l’Ukraine dans sa guerre et sa reconstruction coûterait entre 500 et 800 milliards d’euros. Affronter, après sa victoire en Ukraine, la Russie et ses visées expansionnistes vers la Moldavie, les pays baltes, la Pologne, exigerait un effort de 1.200 à 1.600 milliards d’euros.
Soyons clairs : l’argent n’est pas le problème. L’Europe a trouvé 750 milliards pour NextGenerationEU, 300 milliards pour REPowerEU, 500 milliards de capacité de prêt pour le mécanisme de stabilité qui doit empêcher un éclatement de l‘euro. Lever 140 milliards, soit 0,7% du PIB européen, pour éviter la défaite de l’Ukraine est une opération arithmétiquement triviale. C’est même l’assurance la moins chère de l’histoire du continent. Mais la Commission européenne a choisi la voie du holdup : saisir les avoirs russes.
Menaces et rétorsion
Pourtant, quand la Belgique, pays hôte d’Euroclear et État de droit, estime cette opération extrêmement risquée, quand elle exige donc des garanties en béton, la réponse de la Commission est digne de celle d’un soviet suprême : menaces et rétorsion. Ces derniers jours, selon Politico, face au blocage belge, les diplomates européens qui planchent sur le sommet du 18 décembre préparent des mesures d’isolement de la Belgique qui pourrait se retrouver dans la même situation que la Hongrie. Les représentants belges pourraient être exclus des discussions clés, les demandes budgétaires belges à l’Europe pourraient être reléguées en bas de la pile, et l’UE pourrait contourner le veto belge en adoptant le plan sans unanimité.
Comment imaginez-vous que la population belge réagira face à ces ukases ? Comment pensez-vous que tous ceux qui, en Europe, ont du grain à moudre avec les décisions européennes (le secteur agricole par exemple) réagiront face à cet acte dictatorial et extrêmement dangereux pour la stabilité de l’euro et de son économie? Si l’on voulait faire exploser l’Europe, on ne s’y prendrait pas autrement.
Champagne au Kremlin, bourbon à Washington
Donald Trump ni Vladimir Poutine n’auraient imaginé un scénario aussi favorable. Le plan américain, qui est détaillé dans la dernière stratégie de sécurité nationale publiée par la Maison Blanche, vise clairement un éclatement de l’Union en s’ingérant dans les élections européennes afin de faire progresser les partis populistes anti-européens. Le Kremlin développe un plan similaire depuis des années.
Si le 18 décembre, lors du sommet qui doit décider de l’option qui sera retenue pour financer l’Ukraine, la Commission européenne et une majorité de chefs d’Etat et de gouvernement isolent la Belgique et décident de faire peser un risque existentiel sur l’euro et le système financier européen dont Euroclear est la clé de voûte, il ne faudra pas s’étonner que dans quelques mois les populistes gagnent 15 points dans les sondages. Ce sera la première étape avant qu’ils réussissent à prendre le pouvoir dans plusieurs pays européens, dont la France (on ne parle même pas de la percée du Vlaams Belang et du PTB qui arriverait inéluctablement chez nous). Et quand les référendums sur une sortie de l’Union se multiplieront dans les Etats-membres, on saura qui aura gagné la guerre. Ce ne sera ni Washington, ni Moscou. Ce sera la bêtise européenne.