La succession des crises impose de jongler avec les événements en permanence. Les CEO doivent s’informer 24 heures sur 24 et s’abreuver de realpolitik. La compétitivité est un combat, mais des opportunités s’ouvrent. Entre droits de douane américains, guerres en Ukraine et au Proche-Orient, voici de quoi prendre du recul.
Le monde est traversé de conflits et de tensions. La géopolitique est de retour. Violemment. Les entreprises tentent de suivre et de comprendre les gesticulations des dirigeants de la planète. Lorsqu’on interroge le patron d’un fleuron de Wallonie, généralement volubile, il se contente de répondre : “À part attendre et s’adapter, je n’ai pas vraiment d’avis.” Un autre nous confiait récemment : “Je n’ai plus le temps de suivre les annonces quotidiennes de Trump. Sinon, je ne ferai plus que cela…”
“La géopolitique est déterminante pour l’économie, souligne Pieter Timmermans, administrateur délégué de la FEB. Son grand retour a commencé il y a une dizaine d’années. Le monde a fondamentalement changé, une évolution accélérée par l’explosion des nouvelles technologies, l’intelligence artificielle et les menaces sur la cybersécurité. L’incertitude est permanente. Les entreprises doivent intégrer le risque dans leur réflexion stratégique. Cela requiert une grande agilité.”
“La géopolitique n’a jamais vraiment été absente, embraie Nabil Jijakli, CEO de Credendo. Mais elle se manifeste désormais de façon très aiguë. Le monde s’est fragmenté et nous sommes désormais dans un état de crise permanente. Ces crises sont de plus en plus intenses et de plus en plus rapprochées : éclatement de la bulle internet, 9/11, guerres en Irak et en Libye, crise financière, crise de la dette, Covid-19, Ukraine, Proche-Orient, retour de Trump et droits de douane… Tout cela dans un contexte où le multilatéralisme et les institutions internationales sont remis en cause.”
“La géopolitique est de retour, oui, mais dans le sens d’une analyse de realpolitik tenant compte de l’action des puissances, précise Tanguy Struye, professeur de relations internationales à l’UCLouvain. La vision libérale est davantage ancrée dans les valeurs idéalistes ou le souhait de multilatéralisme. Le danger, c’est que l’on ne peut pas projeter le monde tel qu’on le veut, on doit le regarder tel qu’il est. Que cela nous plaise ou non, les rivalités ont repris le dessus.”
“Le danger, c’est que l’on ne peut pas projeter le monde tel qu’on le veut, on doit le regarder tel qu’il est.” – Tanguy Struye (UCLouvain )
La globalisation heureuse, c’est fini
En tout état de cause, la géopolitique malmène les chiffres d’affaires. “L’incertitude actuelle aura un impact sur la croissance de nos économies, regrette Pieter Timmermans. Selon le FMI, la croissance mondiale baissera cette année de 3,3% à 2,8%. Aux États-Unis, l’impact risque d’être sévère. En Europe, toujours selon le FMI, la croissance baisserait de 0,9% à 0,7% ou 0,8%. Ce n’est pas encore catastrophique, mais si cela continue, cela pourrait le devenir. J’espère de tout cœur que les États-Unis et l’Europe pourront arriver à un accord sur les tarifs douaniers d’ici le 9 juillet et que l’on arrêtera les guerres tant en Ukraine qu’au Proche-Orient.”
Le compteur tourne pour les négociations entre la Commission européenne et l’administration Trump. Le risque demeure de voir des droits s’envoler à 50% en cas d’échec. Si les entreprises ne veulent pas connaître de profondes désillusions, elles doivent intégrer dans leur stratégie des réalités nouvelles comme le protectionnisme, la brutalité des échanges ou la concurrence exacerbée.
Depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, le monde économique s’était habitué à la globalisation “heureuse”. Cette époque-là est révolue. “Les entreprises ont développé des chaînes de valeur au niveau international. Cela fonctionnait bien jusqu’à ce qu’il n’y ait pas de ruptures. Désormais, elles sont incessantes, certaines sont plus brutales que d’autres.” Le maître mot, c’est la réindustrialisation en Europe et la diversification des relations commerciales, un double leitmotiv brandi par la FEB.
Depuis la chute du mur de Berlin, le monde économique s’était habitué à la globalisation ‘heureuse’. Cette époque-là est révolue.
Encore faut-il restaurer la compétitivité. ” Au niveau européen, nous devons éliminer les freins au marché intérieur pour le renforcer, ce que le rapport Letta a démontré, insiste Pieter Timmermans. Cela va de pair avec un réinvestissement important et une défense de l’industrie, selon le rapport Draghi. L’autre priorité, c’est la simplification budgétaire. Je pense que le monde politique l’a bien compris. Mais entre le comprendre et agir rapidement, il y a une marge. Je dis parfois en guise de boutade que les directives ‘Omnibus’ européennes devraient être transformées en TGV.”
“Il faut dire la vérité aux gens”, martèle le patron des patrons. Dans cette zone de turbulence, les objectifs vertueux sur le plan social ou environnemental doivent être poursuivis, mais avec moins de contraintes. Mot d’ordre? “Mettons temporairement entre parenthèses des directives dont on n’a pas assez mesuré l’impact économique. Les entreprises doivent se concentrer sur le principal: la gestion de leur entreprise.”

La politique du multi-risque
Les risques sont désormais considérables pour des CEO qui doivent se transformer en observateurs des tumultes du monde. “Cette notion de risque doit être présente au sein des entreprises à plusieurs niveaux, prévient Nabil Jijakli. En Europe, il s’agit d’être attentifs aux situations politiques et macro-économiques dans la zone, en veillant à éviter les contre-coups liés à la situation d’une entreprise avec laquelle on a des relations importantes. L’industrie de la pharmacie, par exemple, est un secteur très réglementé: les entreprises doivent être constamment à l’écoute des évolutions.”
En dehors de l’Europe, cette politique du risque est plus vive encore pour les exportateurs, souligne le CEO de Credendo. “Pour se prémunir, la première solution consiste à se faire payer comptant, avant livraison, ce qui n’est pas toujours possible, dit-il. Sinon, il y a l’assurance-crédit utilisée par 25% de toutes les entreprises et 50% des grandes entreprises. Je suis par ailleurs toujours surpris que certaines entreprises continuent à faire du business en République démocratique du Congo ou en Irak, avec leurs réseaux propres. Là-bas, le risque est trop important et on ne le couvre pas.”
Le tableau se noircit encore lorsque l’on évoque, désormais, les États-Unis. Dans le dernier baromètre de Credendo, pas moins de 44% des entrepreneurs sondés estiment que les États-Unis représentent désormais un risque pour l’Europe. “Ce retournement complet s’explique par la remise en cause du commerce mondial, le sentiment que l’on pourrait ne plus être protégé militairement par notre allié, mais aussi par le caractère imprévisible des décisions de Donald Trump, explique son CEO. Cela mine la confiance. Mais ce n’est pas uniquement conjoncturel: le recentrage des États-Unis sur l’Indo-Pacifique et les règles commerciales plus dures, c’est une lame de fond.”
Inutile de dire que tout cela nécessite une grande agilité. “Depuis 2020, tous nos modèles montrent que le risque est clairement à la hausse, souligne Nabil Jijakli. Pour une entreprise, le plus important, c’est d’être bien informée. Les multinationales ont la capacité d’être à l’écoute du terrain et disposent d’équipes d’analyse crédit, mais elles sont moins flexibles. Les PME ou les entreprises moyennes n’ont pas la même qualité d’analyse, mais elles peuvent réagir vite.” Il faut associer le meilleur des deux mondes.
S’informer correctement
S’informer de la façon la plus juste est devenu une priorité. Fini de faire l’autruche. “Ce retour en force de la géopolitique, on n’a pas voulu le voir, soupire Tanguy Struye. Jusqu’à la guerre en Ukraine, des experts comme moi n’étaient pas pris au sérieux, singulièrement, par le monde politique quand nous mettions en garde à ce sujet.”
“Ce retour en force de la géopolitique, on n’a pas voulu le voir.” – Tanguy Struye (UCLouvain )
Le wake up call fut tardif et brutal. “Les entreprises en prennent conscience depuis quelques années, poursuit le professeur. Je suis de plus en plus consulté par certaines d’entre elles. Le problème, c’est que la consultance en géopolitique est devenue un business. À la télévision, les experts sont issus de sociétés qui recrutent souvent des anciens hommes politiques, militaires ou diplomates ayant un agenda et des contacts, mais pas forcément une connaissance des relations internationales. Cela paie bien pour des conseils qui ne sont pas toujours révolutionnaires. En relations internationales, nous avons des expertises spécifiques: dans mon cas, les États-Unis et la Chine. Or, dans la consultance, ils sont experts de tout, ce qui est impossible.”
Sa conclusion est claire : “Les grandes entreprises, au lieu de faire appel à de telles consultances hors de prix, feraient mieux d’avoir un bureau d’expertise stratégique en leur sein, avec un ou deux spécialistes en relations internationales en plus d’économistes. Le problème, évidemment, c’est que cette logique de prospective doit leur rapporter quelque chose. Or, pour faire ce genre d’expertises, il faut penser out of the box. Mais cela permet à une entreprise d’être meilleure dans la gestion de crise parce que si l’on est prêt pour le scénario du pire, on est prêt pour tout.”
Elles sont de plus en plus nombreuses à le faire. Encore faut-il… accepter de regarder la réalité en face et ne pas s’aveugler pour satisfaire les actionnaires.
Voir le monde… tel qu’il est
La prospective, insiste Tanguy Struye, est importante. Lui-même a composé une grille de lecture, fruit de son expérience, permettant de déceler le comportement des grandes puissances. Il partage ce travail avec ses étudiants. Cela prend du temps, reconnaît-il, mais cela rend plus lucide. Un livre va s’en inspirer, à paraître dans un an.
“Le monde n’est pas forcément plus imprévisible, mais on n’a pas toujours les bonnes grilles de lecture, souligne le professeur de l’UCLouvain. Trois grandes logiques sont simultanément à l’œuvre. La géopolitique pure, c’est-à-dire la compétition entre grandes puissances. La géo-économie, c’est-à-dire le désir de souveraineté économique, voire de protectionnisme. Et, enfin, la guerre des cultures entre l’ultra-progressisme et l’ultra-conservatisme qui déchire toutes les sociétés.”
Lorsqu’il entend dire que l’Union européenne doit défendre l’idéal démocratique dans ce monde de loups, il tempère : “C’est dangereux de parler de la sorte car il n’y a plus de démocratie libérale type quand on regarde la composition politique dans la plupart des pays européens : il y a deux courants majeurs en totale opposition ! Un grand nombre de citoyens sont prêts à défendre un modèle plus autoritaire.”
Il est important de voir le monde tel qu’il est, pour l’analyse plus fine, au-delà du monde tel que l’on voudrait qu’il soit. “Cela permet de déceler l’imprévisible qui peut devenir réalité, dit-il. Il faut changer d’état d’esprit en se préparant au scénario du pire. En Belgique, on a tendance à ne pas en tenir compte. Certains pensaient que Trump n’imposerait jamais ses tarifs douaniers. Or, comme je l’avais prévu, il est passé à l’action et cela génère un chaos total. Sur la question iranienne, si on ne savait pas le moment précis où il passerait à l’acte, il était prévisible de voir ce qu’il ferait. Bien sûr, cela n’empêche jamais le cygne noir, mais cela permet de se préparer.”
“Être les seuls à vouloir le libre-échange sans défendre ses champions industriels, c’est de l’aveuglement.” – Nabil Jijakli (Credendo)
“Nous ne devons pas être naïfs, acquiesce le CEO de Credendo. Être les seuls à vouloir le libre-échange sans défendre ses champions industriels, c’est de l’aveuglement. Empêcher la création de géants européens en raison de règles de concurrence ne valant que pour l’Union, c’est se tirer une balle dans le pied. Le fameux wake-up call ne vaut pas que pour la défense, il doit permettre de créer des matstodontes équivalents à ceux qui sont actifs en Asie ou aux États-Unis. Nous devons nous remuscler et pas uniquement dans le secteur de la défense.”

Saisir les opportunités
Ce monde en plein tumulte offre des opportunités à ne pas manquer. Les entreprises doivent les saisir. “En Europe, le plan de relance allemand et les réinvestissements en matière de défense joueront un rôle important, illustre Nabil Jijakli. Or, 60 à 65% des entreprises exportatrices le font vers les marchés avoisinants. L’Union européenne est un havre de stabilité et a conclu une série d’accords commerciaux avec l’Amérique latine, l’Inde, le Vietnam, etc. Ce sont des marchés à explorer et à exploiter.”
“Récemment, j’étais présent à La Haye en marge du sommet de l’Otan, complète Pieter Timmermans. J’y ai vanté les atouts de la Belgique. Pour notre pays, le réinvestissement dans la défense est une opportunité, surtout pour la Wallonie où se trouve la majeure partie de l’industrie. Le développement des drones et des technologies est également une bonne nouvelle pour des entreprises en Flandre. Le développement de cet écosystème sera favorable à notre marché du travail. Bien sûr, ce ne sera pas simple budgétairement pour l’État, mais l’engagement sera échelonné dans le temps avec des investissements directs de 3,5% et indirects de 1,5% qui sont tout aussi importants pour nos infrastructures et nos ports. Il faut avancer.”
La question doit se poser d’autant plus que le développement de l’intelligence artificielle va générer de nouveaux géants. Nous avons beaucoup de pépites en Europe, il convient de ne pas les laisser tomber. L’exemple américain démontre, par ailleurs, que l’essentiel des investissements et des innovations proviennent du secteur de la défense. “Cela fait partie de la structuration de l’économie”, dit Nabil Jijakli.
Calme et résilience
Dans le grand charivari actuel, un conseil domine: “Il faut rester calme”, scande Tanguy Struye. “J’étudie les États-Unis depuis 20 ans et, pour l’instant, il n’y a pas vraiment de surprise de la part de Trump, prolonge le spécialiste. Les nouvelles sources d’information font que nous sommes bombardés par les incidents et les opinions, au risque de s’y perdre. Sans expertise posée, on ne sait plus faire la part des choses. Ce que Trump à fait en Iran, par exemple, ce n’est pas la guerre, c’est de la diplomatie coercitive. Il s’agit de lancer une bombe pour ramener l’autre à la table des négociations. Le problème, c’est que souvent, cela ne fonctionne pas. On avait essayé de le faire au Kosovo en 2008, mais ce bluff n’a pas fonctionné. Même chose avec l’Irak. On verra, cette fois, si cela portera ses fruits. Mais la nuance est importante.”
Dans cette période de chocs à répétition, une autre leçon s’impose: notre économie et ses acteurs font preuve d’une grande capacité d’adaptation. “On constate une résilience surprenante des entreprises, mais ce n’est pas uniquement grâce à elles-mêmes, conclut Nabil Jijakli. L’importance du rôle de l’État est réapparue. Lors de la crise de la financière, le fiasco aurait été total sans l’intervention des banques centrales. Pendant le covid, l’État a sauvé les secteurs les plus impactés. Cela dit, les entreprises ont été d’une grande agilité dans ces circonstances difficiles. Nous-mêmes, pour l’assurance-crédit, avons parfois adapté nos outils en un week-end.”
Prendre la mesure du risque, se diversifier, jongler avec les opportunités… : la géopolitique vous impactera, mais ne vous tuera pas.
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