Deux appels téléphoniques très gênants ont fuité : comment la Russie manipule la Maison-Blanche

Vladimir Poutine et Steve Witkoff - Credit : Grigorov/Russian Presidential Press and Information Office/TASS/Sipa USA
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Des fuites téléphoniques calamiteuses pour Steve Witkoff, l’envoyé de Trump, montrent comment le Kremlin a fait passer ses exigences dans le plan de paix américain sur l’Ukraine.

Deux fuites de conversation téléphoniques, révélées par l’agence Bloomberg, confirment ce que l’on soupçonnait dès le départ : Steve Witkoff, l’envoyé spécial de Trump pour les missions de paix et donc pour résoudre le conflit russo-ukrainien, a des liens très étroits avec le Kremlin, qui en use pour faire avancer ses pions.

Le premier échange téléphonique a lieu deux jours avant l’échange du 16 octobre entre le président américain Donald Trump et le président russe Vladimir Poutine. Dans cette conversation téléphonique, Steve Witkoff s’entretien avec Yuri Ouchakov, le conseiller principal en politique étrangère de Vladimir Poutine. Il débute par une félicitation d’Ouchakov sur l’accord du Moyen Orient, et porte ensuite sur les discussions préliminaires pour un plan de paix en Ukraine, inspiré du modèle de cessez-le-feu à Gaza. Steve Witkoff prodigue des conseils à son homologue russe sur la manière de présenter les propositions à Trump pour favoriser un accord incluant des concessions territoriales (comme le Donetsk, une province stratégique pour la Russie parce qu’elle est la clé de la défense ukrainienne).

C’est aussi lui qui programme la conversation qui aura deux jours plus tard entre les présidents russe et américain. Peu après, la Maison-Blanche annonçait son plan de paix pour l’Ukraine en 28 points, un plan que le secrétaire d’État Marco Rubio a présenté dans une conversation avec des sénateurs américains comme une liste de souhaits provenant de la Russie.

« Mon ami, je veux juste un conseil »

La conversation suivante, qui a été dévoilée par l’agence Bloomberg et le Wall Street Journal, permet de valider cette interprétation :

Steve Witkoff : Salut Yuri

Yuri Ouchakov : Oui Steve, salut, comment allez-vous ?

 SW : Bien Yuri. Et vous ?

YO : Je vais bien. Félicitations mon ami

SW : Merci

YO : Vous avez fait un excellent travail. Vraiment excellent. Merci beaucoup. Merci, merci

SW : Merci Yuri et merci pour votre soutien. Je sais que votre pays l’a soutenu (le plan américain sur Gaza, NDLR) et je vous en remercie

YO : Oui, oui, oui.  Vous savez, c’est pourquoi nous avons suspendu l’organisation du premier sommet arabe

SW : Oui

YO : Oui, parce que nous pensons que vous faites le vrai travail là-bas dans la région

SW : Écoutez. Je vais vous dire quelque chose. Je pense, je pense que si nous pouvons résoudre la chose Russie-Ukraine, tout le monde sautera de joie

YO : Oui, oui, oui. Oui, vous n’avez qu’un seul problème à résoudre (rires)

SW : Lequel ?

YO : La guerre russo-ukrainienne !

SW : Je sais ! Comment la résoudre ?

YO : Mon ami, je veux juste votre conseil. Pensez-vous qu’il serait utile que nos patrons parlent au téléphone ?

SW : Oui, je le pense

YO : Vous le pensez. Et quand pensez-vous que ce serait possible ?

SW : Je pense que dès que vous le suggérez, mon gars est prêt à le faire

YO : D’accord, d’accord

SW : Yuri, voici ce que je ferais. Ma recommandation. Je ferais l’appel et je réitérerais simplement que vous félicitez le président pour cette réalisation, que vous l’avez soutenue, que vous respectez qu’il soit un homme de paix et que vous êtes vraiment heureux de l’avoir vu se produire. Je dirais cela. Je pense que cela mènera à un appel vraiment bon. Parce que laissez-moi vous dire ce que j’ai dit au Président. J’ai dit au président que la Fédération de Russie a toujours voulu un accord de paix. C’est ma conviction. Et je crois que la question est que nous avons deux nations qui ont du mal à trouver un compromis et quand nous le ferons, nous aurons un accord de paix. Je pense même que nous pourrions établir une proposition de paix en 20 points, comme nous l’avons fait à Gaza. Nous avons mis en place un plan Trump en 20 points et je pense que nous pourrions faire la même chose avec vous. Mon point est…

YO : D’accord, d’accord mon ami. Je pense que ce point précis pourrait être discuté par nos leaders. Hé Steve, je suis d’accord avec vous qu’il (Vladimir Poutine, NDLR) le félicitera, il dira que M. Trump est un vrai homme de paix et ainsi de suite. Il le dira.

 SW : Mais voici ce que je pense qui serait incroyable

YO : D’accord, d’accord

SW : Et si, et si… écoutez-moi…

YO : Je discuterai de cela avec mon patron et ensuite je vous recontacte. D’accord ?

SW : Oui parce qu’écoutez ce que je dis. Je veux juste que vous disiez, peut-être juste dire cela au président Poutine, parce que vous savez que j’ai le plus profond respect pour le président Poutine

YO : Oui, oui

SW : Peut-être qu’il (Vladimir Poutine) dira au président Trump : « vous savez, Steve et Yuri ont discuté d’un plan de paix en 20 points très similaire (à celui de Gaza) et cela pourrait être quelque chose qui, nous pensons, pourrait faire avancer un peu les choses. Nous sommes ouverts à explorer ce qu’il faudra pour conclure un accord de paix. Maintenant, entre nous, je sais ce qu’il faudra pour conclure un accord de paix : Donetsk et peut-être un échange de territoires quelque part. Mais je dis, au lieu de parler comme ça, parlons plus positivement parce que je pense que nous allons conclure un accord. Et je pense Yuri, le président me donnera beaucoup d’espace et de discrétion pour conclure l’accord

YO : Je vois…

SW : … donc si nous pouvons créer cette opportunité que, après cela, j’ai parlé à Yuri et nous avons eu une conversation, je pense que cela pourrait mener à de grandes choses

YO : D’accord, ça a l’air bien

SW : Une dernière chose : Zelensky vient à la Maison Blanche vendredi.

YO : Je sais (rires)

SW : J’irai à cette réunion parce qu’ils me veulent là, mais je pense qu’il serait possible d’avoir l’appel avec votre patron avant cette réunion de vendredi.

YO : Avant, oui ?

SW : Exact

YO : D’accord, d’accord. Je suis ton conseil. Donc je discute de cela avec mon patron et ensuite je te recontacte, d’accord ?

SW : D’accord Yuri, à bientôt

YO : Super, super. Merci beaucoup. Merci

SW : Au revoir, au revoir.

« Les Américains pensent que c’est leur idée »

L’autre conversation dévoilée aussi par Bloomberg a lieu une dizaine de jours plus tard, et est tout aussi interpellante. Elle confirme que le plan américain est en fait un plan russe. Voici le verbatim entre Yuri Ouchakov et Kirill Dmitriev, ancien patron du fonds souverain russe, envoyé économique du Kremlin chargé des négociations sur l’Ukraine.

Yuri Ouchakov : Allô ! Kirill. Comment ça avance ?

Kirill Dmitriev : Tout semble aller selon le plan. Les documents sur le plan de paix sont prêts. Ils seront transmis aux Américains via les canaux habituels. Nous avons inclus tout ce dont nous avons discuté — positions maximales sur le Donetsk, Louhansk, la Crimée, et la clause de neutralité. Pas d’OTAN, pas d’UE pour l’instant. Et le plafond de l’armée à 300 000, pas 600 000 comme ils l’ont suggéré.

YO : Bien. Mais il faut être malin là-dessus. Les Américains pensent que c’est leur idée, grâce à Witkoff. Tu as parlé à Steve à Miami ?

KD : Oui, trois jours, très productif. Il a aimé le document — il a dit que ça “fait avancer les choses” sans être trop agressif. Je lui ai dit que c’est flexible, on peut échanger certains points contre un allègement des sanctions. Il a promis de le pitcher à Trump comme un “plan Trump”, 28 points pour la paix, comme à Gaza mais en plus grand. Mais Yuri, devrions-nous pousser plus fort ? L’équipe de Zelensky résiste ; l’Europe murmure. Si on demande le maximum, ils pourraient reculer.

YO : Pousse le maximum, Kirill. Commence haut, atterris où on veut. La guerre peut traîner des années — on a les hommes, les ressources. L’Ukraine craque ; laissons-les le sentir. Dis à Witkoff qu’on est “ouverts au dialogue”, mais le cœur (de nos exigences) reste : territoires reconnus, pas d’alliances occidentales. Et la réintégration au G8 — c’est non négociable pour nous.

KD : Compris. Je collerai au script. On le cadre comme une collaboration. Plus tard, tu pourras parler directement à Steve des ajustements. Il nous fait confiance maintenant.

YO : Exactement. Pas de précipitation — laissons-les l’approprier. S’ils organisent une fuite du plan comme étant américain, encore mieux. L’Occident se tortillera.

KD : D’accord. Je mettrai à jour après la remise. Autre chose ?

YO : Reste discret. Pas de détails au téléphone — le reste à la prochaine réunion. Bon boulot.

KD : Merci, Yuri. À bientôt.

YO : Au revoir

L’authenticité des deux conversations a été confirmée par Yuri Ouchakov lors d’une interview télévisée, mais a qualifié la fuite de “provocation occidentale” visant à saboter les négociations. Donald Trump a qualifié les fuites de « fake news » et a accusé Bloomberg de vouloir diviser les patriotes.

Mais outre le contenu de ces deux conversations, un élément tout aussi intéressant est l’existence même de ces fuites qui montrent que, du côté américain, certains jouent désormais les « lanceurs d’alerte », afin de faire obstacle à la politique de la Maison Blanche.

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