David Criekemans: “Géographiquement, nous sommes entourés d’alliés. Mais cela donne un faux sentiment de sécurité”

David Criekemans, maître de conférences en politique internationale à l'université d'Anvers. © KAREL DEURINCKX
Daan Killemaes Economiste en chef de Trends Magazine (NL)

Le professeur David Criekemans veut nous enseigner à penser stratégiquement. « La première étape consiste à regarder la réalité en face, pour ensuite adapter nos actions », affirme-t-il. Oui, l’Europe traverse une époque de turbulences géopolitiques, mais il y a du positif à retirer de ces crises. « Nous ne devons pas sombrer dans l’apathie ou le catastrophisme. Nous pouvons nous tailler une nouvelle place dans le monde. »

Très sollicité dans les médias pour commenter les récents événements, David Criekemans, professeur de politique internationale à l’Université d’Anvers, est aussi régulièrement interpellé dans la rue. « Je constate souvent une grande apathie. Toute cette misère liée aux guerres, les gens ne veulent plus en entendre parler. Certains me qualifient même de va-t-en-guerre. Le débat est donc très émotionnel, mais je tiens à apporter un message d’espoir », explique David Criekemans. « Je crois encore que le monde peut être façonné. La première étape consiste à regarder la réalité en face, pour ensuite adapter nos actions. »

« L’hyperréalisme est un courant artistique qui reproduit la réalité dans ses moindres détails, mais avec un accent mis sur l’humain », précise David Criekemans, en référence au titre de son dernier ouvrage. « Nous ne devons pas sombrer dans l’apathie ou le catastrophisme. Nous pouvons nous tailler une nouvelle place dans le monde. »

Un fil rouge de votre livre est que l’Europe doit s’adapter. Le vieux monde, fondé sur des règles internationales claires et avantageuses pour l’Europe, appartient au passé. La realpolitik nous convient moins.

DAVID CRIEKEMANS. « Cet ordre juridique international existe encore, mais il est désormais accompagné d’une politique de puissance brutale. En raison de changements démographiques, économiques et technologiques, toutes les puissances mondiales s’inquiètent de leur place dans le monde. Toutes réagissent à cette inquiétude par une politique de surcompensation. La politique de puissance est un moyen de rester pertinent sur la scène mondiale. Prenons la Russie. Confrontée à un déclin démographique, elle estime ne plus avoir beaucoup de temps pour consolider sa position dans le monde. D’où sa tentative d’annexer l’Ukraine.

« L’Europe ne restera pertinente sur la scène internationale que si elle a quelque chose à offrir. Cela nous permettra aussi de développer un nouveau modèle économique. »

« Les États-Unis eux aussi surcompensent. La mondialisation a entraîné une forte désindustrialisation. Les Démocrates ont négligé leur propre électorat en concluant des accords de libre-échange poussés. La colère est énorme dans des États comme la Pennsylvanie où le tissu industriel a disparu sans rien en retour. Le contrat social y est également mis à mal. Le rêve américain est mort. La mobilité sociale est très limitée. Une classe moyenne en voie d’érosion a le sentiment d’être piégée.

Des figures comme Elon Musk misent sur la robotisation, mais dans un tel modèle, la classe moyenne devient superflue, et la démocratie elle-même pourrait devenir un obstacle. Donald Trump a capitalisé électoralement sur cette colère. Le délitement économique a engendré un basculement politique, avec des conséquences géostratégiques. Les États-Unis mènent une politique commerciale plus protectionniste et signifient clairement à l’Europe qu’elle doit assurer elle-même sa sécurité.

« La Chine aussi est entrée dans un déclin démographique. D’ici la fin du siècle, le pays ne comptera plus que 600 millions d’habitants. Elle compense en investissant massivement dans la technologie. Xi Jinping sait qu’il dispose de peu de temps pour transformer sa puissance économique en puissance géopolitique. Cette rivalité entre grandes puissances met sous pression les règles internationales. On observe des comportements mimétiques. Si la Russie utilise la violence en Ukraine, pourquoi Israël ferait-il preuve de retenue ? La politique de puissance brute est la nouvelle réalité. »

Vous comparez la rivalité entre grandes puissances à celle de la seconde moitié du XIXe siècle. Cette période de tensions croissantes a atteint son apogée durant la Première Guerre mondiale. Comment éviter un tel scénario ?

CRIEKEMANS. « À cette époque aussi, les équilibres démographiques et économiques ont été fortement bouleversés, notamment avec l’émergence de l’Allemagne, arrivée tardivement sur la scène internationale en 1871. Les colonies les plus intéressantes étaient déjà réparties. C’était un monde sans libre-échange, mais avec une révolution industrielle qui exigeait matières premières et débouchés. Aujourd’hui, nous avons de nouveau besoin de ressources pour la transition énergétique, mais la Chine détient pratiquement un monopole sur l’extraction et le raffinage des terres rares. Nous lui avons externalisé cette tâche pour en réduire les coûts et dissimuler les problèmes environnementaux.

« En réalité, nous vivons une version high-tech du XIXe siècle. Les tensions géopolitiques sont normales. Les dernières décennies ont constitué une période exceptionnelle de relative tranquillité. Le siècle passé, la crise systémique s’est transformée en guerre systémique. Nous devons désormais analyser la situation pour éviter une répétition. Des lignes de fracture et des conflits ouverts sont déjà visibles. Une fois enclenché, ce processus est difficile à arrêter. »

Comment l’Europe peut-elle faire la différence ?

CRIEKEMANS. « Il faut d’abord éviter que l’Europe ne devienne une puissance insignifiante sur la scène mondiale. Au Moyen-Orient, nous ne jouons aucun rôle. Notre diplomatie se résume à de l’indignation. Nous invoquons des principes internationaux et prononçons des déclarations solennelles, mais celles-ci restent lettre morte sur le terrain. Le débat public est souvent centré sur la redistribution. Il faut davantage parler d’investissement. Il nous faut investir dans la défense et dans le renforcement et le renouvellement de notre économie.

« L’Europe doit travailler sur sa compétitivité. C’est là que réside notre pertinence. Le prix de l’énergie en Europe est trois à quatre fois plus élevé qu’aux États-Unis. La crise climatique n’a pas disparu, mais nous ne pouvons pas sacrifier notre industrie. Nous nous tirons une balle dans le pied. Pourquoi continuer à investir en Europe dans des activités à forte intensité énergétique ? Nous devons aussi redévelopper un modèle économique capable de financer notre sécurité sociale. Si nous nous désindustrialisons, nous répétons les erreurs des États-Unis. Pour éviter ce scénario, nous devons élargir considérablement notre offre énergétique afin de faire baisser structurellement les prix. Cela conduit inévitablement à l’énergie nucléaire. »

La plupart des partis au pouvoir jugent irréaliste d’investir 5 % du produit intérieur brut dans la défense.

CRIEKEMANS. « Les partis politiques devraient investir davantage dans leurs services d’étude que dans leurs services de communication. Ces investissements dans la défense, nous ne devons pas les faire pour les beaux yeux de Trump, mais pour nous-mêmes. Les États-Unis ont déjà notifié leur désengagement de l’OTAN. Ils ont clairement signifié aux Européens qu’ils doivent assurer leur propre sécurité.

Les investissements dans la défense, au sens large, peuvent aussi nous fournir du savoir-faire pour de nouvelles applications commerciales. Le désenclavement de nos ports vers l’Est, nécessaire à la mobilité militaire, peut avoir un effet positif sur notre logistique et notre économie, et des investissements intelligents dans la technologie peuvent stimuler notre innovation, notre productivité et notre compétitivité. Nous devons remplacer notre diplomatie de l’indignation par une diplomatie de levier, fondée sur des capacités matérielles concrètes. On ne reste pertinent sur la scène internationale que si l’on a quelque chose à offrir.

Cela nous permettra aussi de développer un nouveau modèle économique. Si nous ne le faisons pas, nous n’y arriverons pas. Pour cela, un accord avec les Régions est aussi nécessaire. Elles doivent évoluer d’organismes de subvention vers des investisseurs stratégiques. »

Il faudra probablement une crise sévère pour enclencher ce changement de cap.

CRIEKEMANS. « Cette crise est en approche. Plus nous ignorons l’urgence, plus elle sera grave. Elle sera alors l’héritage de cette génération politique. Mais je ne veux pas sombrer dans l’alarmisme. Il s’agit avant tout d’un appel positif à la transformation. Remettre de l’ordre dans la maison, telle est la mission de cette génération. Jusqu’à récemment, nous pouvions nous permettre de dire : la politique de puissance, ce n’est pas pour nous, c’est pour les États-Unis. Ce luxe, nous ne l’avons plus. En Belgique, nous nous sentons encore en sécurité. Géographiquement, nous sommes entourés d’alliés. Mais cela donne un faux sentiment de sécurité. »

L’Europe peut-elle encore, à terme, remettre le monde sur les rails grâce à une diplomatie de levier ?

CRIEKEMANS. « Cela nécessite une nouvelle vision, y compris sur la Russie. Oui, nous devons soutenir l’Ukraine, mais nous ne sommes pas en guerre contre le peuple russe. Un autre avenir est possible. Quelle relation envisageons-nous avec la Russie ? Comment tendre la main à d’autres grandes puissances ? Il faudra offrir une place à tout le monde à la table des négociations. Si certains ne l’obtiennent pas, ils la revendiqueront par la force si nécessaire. Et c’est précisément ce qui est en train de se produire. Nous devons donc mieux accompagner ce processus, par exemple via une autre configuration du Conseil de sécurité ou la création de nouvelles institutions internationales. Faute de quoi, comme avant 1914, les blocs vont continuer à se durcir. »

La Russie – ou plutôt Vladimir Poutine – dispose d’une occasion unique de frapper en Europe. Les États-Unis se désengagent, et l’Europe demeure relativement impuissante.

CRIEKEMANS. « C’est effectivement l’un des scénarios les plus sombres. Nous avons réagi trop faiblement à l’annexion de la Crimée. Cette erreur de calcul continue de nous hanter. Et que fera Trump si Poutine passe à l’action ? Nous n’en savons rien. »

Les États-Unis cherchent-ils à amadouer la Russie afin d’empêcher une alliance entre Moscou et Pékin ?

CRIEKEMANS. « Dans les années 1970, Nixon et Kissinger ont cherché à se rapprocher de la Chine pour l’arracher à l’Union soviétique. Taïwan a été exclu du Conseil de sécurité et ce siège a été attribué à la Chine. C’est ainsi qu’est né le modèle économique consistant à externaliser une production industrielle bon marché vers la Chine. De cette politique sont issues la mondialisation et les chaînes d’approvisionnement internationales.

Mais cet âge touche aujourd’hui à sa fin. Les flux commerciaux se régionalisent et se réorientent vers une autre forme de mondialisation : on passe du just-in-time au just-in-case (TRADUIRE ?). Nous avons transféré des technologies à la Chine de façon très naïve, et aujourd’hui elle dépasse l’Occident technologiquement. C’est la panique à Washington. Trump tente de détacher la Russie de la Chine. Est-ce réaliste ? La question reste entière. Mais cette politique pourrait porter gravement atteinte aux intérêts européens. »

La grande rivalité stratégique oppose les États-Unis et la Chine. Comment voyez-vous cette confrontation évoluer ?

CRIEKEMANS. « Son intensité ne fera qu’augmenter. Les États-Unis renforcent par exemple leur présence en Australie. La Chine, de son côté, investit massivement dans sa marine. En matière de petits et moyens bâtiments, elle dépasse déjà les États-Unis, mais ces derniers disposent de douze porte-avions, contre trois pour la Chine. Trump souhaite également investir davantage dans la marine. Si les États-Unis sont trop accaparés par d’autres conflits, la Chine pourrait conclure qu’une opportunité s’ouvre pour avancer ses pions. Le centre de gravité de la politique mondiale s’est déplacé de l’Atlantique vers le Pacifique, ce qui a des conséquences considérables pour nous. »

Chine et États-Unis investissent dans leur marine, mais l’Ukraine a repoussé la flotte russe en mer Noire à l’aide de drones sous-marins.

CRIEKEMANS. « Les guerres sont des laboratoires d’innovations technologiques. Ces drones sous-marins changent complètement les règles du jeu. Les porte-avions deviennent extrêmement vulnérables. Si j’étais Taïwan, j’investirais massivement dans ce type de drones. »

Ces tensions géopolitiques croissantes s’exercent dans un monde comptant désormais sept puissances nucléaires. Une guerre atomique reste-t-elle exclue grâce à la doctrine de la destruction mutuelle assurée ?

CRIEKEMANS. « Cette doctrine est toujours d’actualité. Un seul moment critique a été observé à l’été 2022, lorsque les États-Unis ont intercepté des signaux indiquant que la Russie envisageait l’utilisation démonstrative d’une petite arme nucléaire en Ukraine. Les Américains ont alors averti Moscou qu’une telle action signifierait une guerre directe avec les États-Unis, lesquels apporteraient un soutien conventionnel massif à l’Ukraine.

Il existe toutefois une forme de paradoxe. En misant trop sur ce parapluie nucléaire, on investit peut-être insuffisamment dans la puissance militaire conventionnelle. On se retrouve alors sans aucune marge de réaction, par exemple en cas de conflit dans les États baltes. La défense a longtemps été présentée comme mauvaise, voire immorale. Mais elle est en réalité une police d’assurance pour notre société. Il nous faut investir précisément pour éviter ces scénarios sombres. »

Quels sont les objectifs d’Israël en Iran ?

CRIEKEMANS. « Le programme nucléaire iranien sert de prétexte à l’offensive, mais l’objectif réel est un changement de régime. L’« Opération Rising Lion » fait référence au drapeau iranien d’avant la prise de pouvoir des ayatollahs. C’est donc aussi un appel lancé à la jeunesse iranienne pour qu’elle prenne son destin en main. Israël bombarde surtout les positions des Gardiens de la révolution. L’armée régulière, elle, est relativement épargnée, bien que décapitée. Israël pousse donc l’armée à remplacer les Gardiens de la révolution. Mais une telle transition de régime reste très incertaine. On ne sait jamais où cela peut mener. L’Iran pourrait se désintégrer. La population a déjà tenté de se débarrasser des ayatollahs, mais a été abandonnée par l’Occident. Le résultat pourrait être encore plus d’instabilité. »

Quel sera le prochain foyer de tension ?

CRIEKEMANS. « Tout s’accélère et devient plus complexe. Cela dépendra beaucoup de Trump. Les États-Unis disposent encore, grâce à leur puissance économique et militaire, de la capacité d’orienter l’ordre mondial. De plus en plus de dirigeants d’entreprise prennent conscience qu’ils doivent intégrer les risques géopolitiques dans leur stratégie. Ils déclarent qu’ils tiennent encore le coup, mais que s’ils veulent jouer la sécurité, ils feraient mieux de vendre leur entreprise.

Le monde politique et la société dans son ensemble n’ont pas encore intégré ce sentiment d’urgence. Il est urgent d’investir dans un nouveau modèle de création de valeur, sinon nous n’y arriverons pas. Cela dit, chaque crise représente une formidable opportunité. Mon message est donc fondamentalement positif. Si nous agissons sur base d’une analyse géopolitique et d’un hyperréalisme, l’Europe peut jouer un rôle central. Nous devons devenir le continent le plus interconnecté au reste du monde. C’est ainsi que nous pourrons progressivement construire une paix et une sécurité plus durables, dans le cadre d’un nouveau système mondial. »

Bio

•             Né à Anvers en 1974
•             Licencié en politique internationale (UIA, 1996) et titulaire d’un European Master of Public Administration (1997), docteur en sciences politiques et sociales (2005)
•             Professeur titulaire de politique internationale à l’Université d’Anvers
•             Enseignant-chercheur senior à l’Institut genevois des études géopolitiques
•             Professeur invité à la KU Leuven, à l’université Blanquerna Ramon Llull de Barcelone et à l’université Charles de Prague
•             Fondateur et initiateur de la collection internationale d’ouvrages Geopolitics and International Relations

David Criekemans, “Hyperrealisme. Europa in een nieuw geopolitiek tijdperk”, Acco, 216 p., 22,50 euros

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