Avec J. D. Vance, l’économie retourne quatre siècles en arrière

J. D. Vance © Belga
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

La vision économique du vice-président américain est celle des économistes mercantilistes, des colonies et des conquêtes.

Depuis qu’il existe des économistes, deux clans se disputent farouchement le terrain. Le premier, le plus ancien,  est celui des mercantilistes. Ils s’appellent Jean Bodin, Antoine de Montchrestien, Colbert. Ils ont régné très tôt sur l’économie, aux XVIe et XVIIe siècle. Ce sont même eux qui ont inventé le terme : « économie politique ».

Leur théorie repose sur une idée simple: la richesse et la puissance d’un pays dépendent de son potentiel à accumuler or et argent, et de son excédent commercial. Pour être fort, un État doit  exporter davantage qu’il n’importe, car alors, il augmente son stock de richesses. Il doit donc mettre en place des politiques protectionnistes, taxer les importations et aider ses exportateurs. Il doit s’appuyer sur ses colonies pour fournir les matières premières dont il a besoin (sucre, épices, coton, …). Ses colonies lui offrent sur place une main-d’œuvre bon marché, voire des esclaves, et servent aussi de marchés captifs pour que les produits manufacturés en métropole trouvent des débouchés outre-mer.

Colbert contre Smith

Pour conserver ce système, un Etat doit disposer d’une marine extrêmement puissante. Une marine marchande, pour assurer le flux entre les colonies, les comptoirs commerciaux et la métropole. Mais aussi une marine de guerre, pour protéger ce flux, protéger ses colonies et, si l’occasion s’en présente, s’approprier d’autres comptoirs et d’autres territoires. Dans cette vision, le monde est fini, et l’économie est un jeu à somme nulle : la richesse d’un pays se fait au détriment des autres. Et cela justifie l’asservissement des colonies, les chantages, les guerres et les conquêtes territoriales.

Face aux mercantilistes, on trouve les libéraux, et le premier d’entre eux, Adam Smith. Son ouvrage le plus célèbre, « La Richesse des Nations » est une réponse directe aux propositions mercantilistes : la richesse d’une nation, ce n’est pas le nombre de lingots qu’elle possède, mais sa capacité à produire des biens. Et il est absurde, dit Smith, de vouloir exporter beaucoup et importer peu. En fait, le commerce doit être un échange qui profite aux deux parties. Montesquieu vantera même le « doux commerce ». 

Smith apporte aussi deux idées révolutionnaires : la division du travail et les avantages comparatifs. Les nations peuvent prospérer en important des biens qu’elles produisent moins efficacement, grâce à la spécialisation : le Portugal va se spécialiser en vins de Porto, l’Angleterre en laine, et les deux pays s’échangeront ces deux biens en créant chacun davantage de valeur que s’ils ne s’étaient pas spécialisés. Dès lors, les relations entre les peuples ne se font pas à coups de canon pour essayer de conquérir le territoire du voisin, mais elles sont gérées bien plus pacifiquement par la « main invisible » du marché. Cette théorie repose donc sur l’idée que la division du travail et la spécialisation produisent davantage de richesses pour les deux parties, et que l’on peut repousser les limites physiques et démographiques du monde.

C’est aussi une théorie de la liberté. Turgot, autre économiste français du XVIIIe siècle, estimait qu’avec le développement économique vient nécessairement l’indépendance des nations :  « Les colonies, en s’enrichissant et en se peuplant, tendent naturellement à secouer le joug de la dépendance, car la force de la métropole s’affaiblit à mesure que la leur croît. »

Les deux obstacles au libéralisme

Le libéralisme économique a régné très largement ces deux derniers siècles, mais il s’est heurté à deux obstacles. Le premier est son succès : le libéralisme a en effet augmenté la richesse en moyenne, il a donc élargi le gâteau, mais les parts de celui-ci sont restées très inégalement distribuées. Et il a par ailleurs contribué à faire émerger sur la scène mondiale de nouveaux concurrents systémiques, sources potentielles de conflits. Au XIXe siècle l’émergence économique de l’Allemagne a ébranlé le Royaume-Uni. Au XXe siècle les Etats-Unis ont damé le pion à l’empire britannique et au XXIe, c’est la puissance économique chinoise qui secoue les Etats-Unis.

L’autre problème auquel le libéralisme s’est frotté, c’est que le monde a quand même des limites. Des limites en termes d’oxygène, de biodiversité, de matières premières, de sources d’énergie, de nombre d’habitants, …

Les arguments mercantilistes reprennent donc du poids. Voilà le paradoxe : Trump et son administration se déclarent climatosceptiques, mais ils agissent comme de nouveaux Mad Max s’arrogeant avec furie les dernières gouttes de pétrole d’un monde condamné par sa finitude.

J.D. Vance : retour aux temps des colonies

C’est pour cela qu’il est intéressant d’écouter le discours économique du vice-président américain J.D. Vance. Oui, celui qui estime que la Russie est un problème mineur.  J.D. Vance est un mercantiliste pur jus. C’est pourquoi ceux qui pensent que ses allusions au Groenland et au Canada ne sont que de mauvaises blagues se trompent. Cette administration américaine désire réellement agrandir le territoire du pays et  recréer l’économie en silo mise en place par les puissances coloniales européennes aux XVIIe et XVIIIe siècles. Avec cette différence que, désormais, les colonies, c’est nous.

Mercantiliste, J. D. Vance est donc viscéralement opposé à la globalisation. Face à des entrepreneurs de la tech américaines, voici quelques jours, le vice-président américain et peut-être successeur de Donald Trump, a expliqué pourquoi la globalisation est un échec.

« Il  y a deux assomptions que notre (ancienne) classe dirigeante avait à propos de la mondialisation, explique-t-il. La première était de supposer que nous pouvions séparer la fabrication des choses de leur conception. L’idée était que les pays riches remonteraient dans la chaîne de valeur, tandis que les pays pauvres fabriqueraient les choses plus simples. Vous ouvriez un iPhone et il était écrit « conçu à Cupertino, Californie », impliquant qu’il était fabriqué à Shenzhen ou ailleurs. Certaines personnes pourraient perdre leur emploi dans la fabrication, mais elles pourraient apprendre à concevoir ou, pour utiliser une phrase très populaire, « apprendre à coder ».

Pressés des deux côtés

« Mais, dit J.D. Vance,  nous nous sommes trompés. Les régions qui fabriquent deviennent sacrément bonnes à concevoir des choses. Il y a des effets de réseau : les entreprises qui conçoivent des produits travaillent avec celles qui fabriquent. Elles partagent la propriété intellectuelle, les meilleures pratiques, et parfois même des employés-clés ».

«  Nous supposions que les autres nations resteraient toujours en retard dans la chaîne de valeur, mais il s’est avéré qu’en s’améliorant dans le bas de la chaîne, elles ont aussi commencé à rattraper leur retard dans le haut », poursuit-il. « Nous avons été pressés des deux côtés. Voilà le premier défaut de la mondialisation. »

La drogue du faible coût

« Le second », observe J.D. Vance,  « c’est que la main-d’œuvre bon marché est fondamentalement une béquille, une béquille qui freine la marche de l’innovation. Je dirais même que c’est une drogue dont trop d’entreprises américaines sont devenues dépendantes. Si vous pouvez fabriquer un produit à moindre coût, il est bien plus facile de le faire plutôt que d’innover. Que nous délocalisions des usines vers des économies à main-d’œuvre bon marché ou que nous importions de la main-d’œuvre bon marché via notre système d’immigration, cette main-d’œuvre est devenue la drogue des économies occidentales.

Et je dirais que si vous regardez presque tous les pays, du Canada au Royaume-Uni, qui ont importé de grandes quantités de main-d’œuvre bon marché, vous avez vu stagner la productivité. Et je ne pense pas que ce soit une coïncidence. Je crois que le lien est très direct. »

J.D. Vance termine son discours en disant que l’innovation américaine va permettre de payer davantage les ouvriers américains, de relocaliser, et donc de faire disparaître la « main-d’œuvre » bon marché aux États-Unis tout en accroissant la richesse du pays. Mais évidemment, l’innovation n’est pas un monopole américain. Pour réaliser ce programme – des industries relocalisées, des salaires plus élevés et des bénéfices plus élevés – ,  les Etats-Unis doivent faire éclater le système de concurrence. Ils doivent coloniser leurs partenaires commerciaux.

 Le discours du vice-président américain est donc construit. Contre nous, certes, mais il est construit.  

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