Hier plat du pauvre, l’anguille est aujourd’hui l’un des poissons les plus lucratifs au monde. En voie d’extinction, elle est aussi au cœur d’un trafic aussi opaque que prisé.
C’est un marché plus rentable que le trafic de cocaïne, et pourtant largement méconnu du grand public. Le commerce illégal de l’anguille européenne, en particulier de ses alevins (les civelles), rapporte chaque année jusqu’à 3 milliards d’euros, selon Europol. À ce jour, c’est le plus grand trafic de faune sauvage en Europe, tant en volume qu’en valeur.
Derrière ce commerce opaque : un poisson mystérieux, Anguilla anguilla, mieux connu sous le nom d’anguille européenne. C’est une espèce classée comme « en danger critique d’extinction » par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), mais aussi un produit de luxe en Asie. Ce paradoxe alimente un écosystème mafieux tentaculaire, où se mêlent braconnage, blanchiment d’argent, sociétés-écrans, logistique aérienne et corruption.
Des marges à faire pâlir Wall Street
Comme l’Anguilla japonica, l’espèce locale, est confrontée à la quasi-extinction, sur le marché noir asiatique, un kilo de civelles peut se négocier jusqu’à 9 000 euros. En comparaison, les pêcheurs français ou espagnols légalement autorisés à vendre leur capture perçoivent 300 à 600 euros le kilo. Un kilo de ces petits spaghettis gélatineux rapporte nettement plus qu’un kilo d’argent, d’ivoire ou de caviar.
La tentation est donc grande et les méthodes sont rodées. Le réseau fonctionne à la manière des cartels de drogue : structures cloisonnées, téléphones cryptés, véhicules rapides, fausses factures, sociétés offshore, et mêmes zones de transit africaines (comme le Sénégal). C’est qu’il faut faire vite puisque les civelles ne peuvent survivre plus de quarante-huit heures dans une eau pas suffisamment oxygénée.
Ces dernières années, Europol a fait de la lutte contre la mafia de l’anguille une priorité. L’application de la loi comme dernier recours pour sauver l’anguille.
Ainsi, l’opération « Lake », menée entre octobre 2022 et juin 2023, a permis l’arrestation de 256 personnes impliquées dans le trafic de 25 tonnes de civelles, pour une valeur estimée à environ 13 millions d’euros. L’enquête, menée de la France à la Belgique en passant par la Pologne et la Chine, a abouti à des condamnations allant jusqu’à 5 ans de prison. En Belgique, une cellule a été démantelée en 2023 à Anvers avec près de 150 kilos d’alevins, destinés à l’Asie via Doha et Kuala Lumpur.

Un marché “légal” dépendant du braconnage ?
L’anguille européenne reste un mystère pour la science. Nul n’a jamais observé son accouplement dans la nature. Née dans la mer des Sargasses, elle migre jusqu’aux rivières d’Europe pour y grandir, avant de parcourir 7 000 km pour se reproduire et mourir. Ce cycle fascinant, encore largement inexpliqué, rend impossible son élevage en captivité.
Résultat : toute la consommation repose sur les civelles sauvages. Et toute consommation (fumée, en sushi ou en kabayaki japonais) repose donc sur la capture de civelles sauvages qui sont envoyées vers des fermes d’engraissement asiatiques ou européennes.
Les fermes européennes – notamment aux Pays-Bas, en Allemagne et au Danemark – sont elles-mêmes tributaires de ces captures sauvages. La législation européenne autorise encore la pêche, la transformation et la consommation de l’anguille… tant que cela reste au sein de l’Union. En revanche, l’exportation en dehors de l’UE est interdite depuis 2010, officiellement pour des raisons de conservation. Résultat : un marché schizophrène, où l’offre légale est insuffisante, et l’offre illégale alimente tout le reste.

Car, selon la réglementation européenne, seuls 40 % des prises peuvent alimenter l’aquaculture. Les 60 % restants doivent, en principe, être réintroduits dans les rivières d’Europe pour tenter de repeupler l’espèce. Sauf qu’une bonne partie finit dans des fermes d’engraissement asiatiques. Idem pour les prises illégales, qui sont « blanchies » en étant mélangées à des espèces japonaises ou américaines non protégées par la convention CITES. Seul un test ADN permettrait de distinguer les espèces. Autant dire que la fraude est pratiquement intraçable.
La mafia de l’anguille : profil d’un business
On estime que 100 tonnes de civelles seraient chaque année extraites illégalement de l’Europe vers l’Asie, soit plus de 300 millions de poissons. Ces jeunes anguilles sont ensuite élevées jusqu’à maturité dans des fermes aquacoles, notamment en Chine et au Japon. Ce qui fait que même ces circuits “légaux” ne garantissent pas une totale transparence, car les réseaux illégaux usent parfois d’étiquetages frauduleux.
Un scandale écologique devenu un enjeu de gouvernance économique
La chute de la population de l’anguille dépasse les 90 % en 50 ans. Dans certaines rivières européennes, il ne reste que 2 % des effectifs des années 1970. L’espèce est pourtant essentielle à l’équilibre des écosystèmes aquatiques.
Les scientifiques sont clairs : la pêche de l’anguille devrait être interdite. L’ICES (Conseil international pour l’exploration de la mer), qui conseille l’UE, a demandé l’arrêt total de la pêche et de l’aquaculture. Mais les pressions des lobbies halieutiques, notamment aux Pays-Bas, ont freiné toute réforme.
Pourtant, sans réforme structurelle (interdiction totale, alternatives à l’élevage, traçabilité renforcée), l’anguille européenne pourrait devenir l’un des premiers poissons à disparaître sous nos yeux pour cause de rentabilité.
Suivez Trends-Tendances sur Facebook, Instagram, LinkedIn et Bluesky pour rester informé(e) des dernières tendances économiques, financières et entrepreneuriales.