Frères d’art
Ce devait être une biographie de Rubens, mais Simon Spruyt s’ennuie vite avec les histoires déjà tracées. Le dessinateur bruxellois a préféré inventer son propre peintre : Jan Bouvaert (1577-1640, comme Rubens), baroque flamand. Homme ambitieux, il fait ses gammes auprès des maîtres italiens, s’infiltrant par la même occasion dans la bonne société vénitienne et romaine. Il séduit tant les grandes familles qui passent commande pour leurs portraits que les ecclésiastiques qui trouvent son style adéquat pour la propagande de la Contre-Réforme. Les derniers jours de sa mère le poussent à retourner à Anvers, où son frère gère tant bien que mal l’héritage familial.
Mon oeuvre doit vivre !
En plus d’être un témoignage de l’époque artistique du 16e siècle, Bouvaert raconte aussi l’histoire d’un lien fraternel. Conçu dans l’opposition dans un premier temps : si Jan a cédé aux appels du succès par la peinture au service du dogme et de la mode, Pieter, poète timide, appliqué dans son rôle de précepteur, travaille depuis longtemps à ce qui devrait être son chef-d’oeuvre, une ode à l’âne (dont le texte reproduit est inspiré d’une réelle élégie écrite fin 18e par un moine de Bornem, nommé Godfried… Bouvaert). Derrière la bête de somme charriant l’image de l’entêté, se cache un libre arbitre et un esprit de rébellion que le père Bouvaert, figure du mouvement protestant, a tenté d’opposer au rigorisme clérical. Derrière cette antagonisme d’esprit demeure toutefois un immense respect entre les deux frères qui se poursuivra au-delà de la mort, Jan se jurant au chevet de Pieter d’achever sa mission farfelue mais pleine de sens, veillant à diffuser l’écrit, et lui-même s’affranchir des canons.
” Ces frères sont deux artistes qui essayent de faire un art important de leur métier, nous explique Simon Spruyt. Et comme tous les artistes, on arrive à cette grande question : pourquoi je fais ça ? pourquoi je dessine ? pourquoi je raconte des histoires ? ” Interrogation plongeant l’esprit dans un débat vertigineux, le plongeant dans son propre travail. ” Quand je me documente, que je lis beaucoup sur un même thème, je me dis que tous les sujets peuvent être intéressants. Dans le cas de Pieter Bouvaert, même un âne est digne d’être un objet artistique. ” Pour Simon Spruyt, ce choix met en question nos valeurs, nos fondements par rapport à ce qui fait oeuvre d’art.
De son côté, Jan poursuit sa quête d’une peinture expressive, qui rend grâce aux corps et aux âmes. En se détournant de la vraie vie de Rubens, Simon Spruyt se libère aussi de l’inévitable comparaison que l’on aurait faite entre son dessin et la ligne du maître anversois. Il développe sa propre esthétique, l’artiste veillant à la changer à chaque projet. L’album s’ouvre quasiment comme un Bruegel (décédé un an avant la naissance de Rubens), par une planche éclatée, les cases cadrant des détails du quotidien grouillant d’une place publique. Il mêle l’enjeu narratif de la quête graphique du héros à sa propre recherche de dessinateur. Son album déborde de références au peintre de la célèbre Descente de croix visible à la cathédrale d’Anvers ou encore des Trois Grâces, tableau conservé au Prado à Madrid. ” La recherche graphique m’a pris beaucoup de temps, explique l’auteur. Il y avait inévitablement un côté peinture à conserver. Mais je voulais rester assez loin de Rubens et trouver un moyen efficace de mettre en évidence les personnages. C’est une BD avant tout. J’avais envie d’imiter le clair-obscur sans tomber dans le piège du tout au brun. ” C’est pourquoi il rehausse ses vignettes de couleurs vives telles la blondeur de Bouvaert, ses tenues vives à l’italienne, rappels de la dramatique de Rubens qui a révolutionné la peinture flamande ” où la sensualité manquait “. Album immanquable de cette rentrée, Bouvaert constitue un récit intemporel, où le dynamisme de la bande dessinée devient un hommage audacieux à l’art européen.
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