Alors que la Belgique redécouvre la valeur stratégique du nucléaire, le ministre fédéral de l’Énergie, Mathieu Bihet, défend un discours de lucidité : sans sécurité d’approvisionnement, pas de transition. Il plaide pour un mix énergétique pragmatique, loin des dogmes, où le nucléaire et le renouvelable cessent enfin d’être des adversaires.
Quand vous avez l’occasion de rencontrer le ministre de l’Énergie, le libéral francophone Mathieu Bihet, les sujets ne manquent pas. Entre la situation d’un Tihange 1 actuellement à l’arrêt, la relance d’une filiale nucléaire parfois jugée perdue, un paradigme à changer pour ne pas opposer nucléaire et renouvelable ou les incertitudes autour du projet d’île énergétique, les questions sont nombreuses. Le ministre MR les aborde sans se dérober, n’hésitant pas à tenter l’art du contre-pied, lui qui aime parfois employer des métaphores footballistiques.
Il évoquera aussi ses idées pour aboutir à un mix énergétique à la fois abordable, durable et fiable, à des factures qui soient à la fois transparentes et pas trop à la hausse, dans un contexte où la demande d’électricité devrait augmenter et où les mini-réacteurs modulaires SMR pourraient jouer un rôle.
TRENDS-TENDANCES. Engie parle d’un arrêt définitif de Tihange 1. Vous, vous évoquez des discussions en cours. Alors, Tihange 1 est mort ou simplement mis en coma artificiel ?
MATHIEU BIHET. Tihange 1 est à l’arrêt, mais pas mort. Il faut comprendre que cette fermeture n’est pas une décision technique, mais politique : c’est le fruit d’une politique énergétique qui, depuis 20 ans, a souvent manqué de cohérence. Même si nous avions conclu un accord de gouvernement le jour de ma prestation de serment, on n’aurait pas pu prolonger Tihange 1 d’un simple claquement de doigts. Aujourd’hui, aucun acte irréversible n’a été posé sur le réacteur. Nous avons donc gardé la porte ouverte à la discussion.
Engie affirme qu’une reconnexion ne serait pas possible avant 2031 ou 2032. Le politique ignore-t-il les contraintes techniques ?
La vraie question, c’est “à quel prix et dans quel délai ?” Aujourd’hui, certains scénarios permettent d’envisager une remise sur le réseau dès 2027 ou 2028, moyennant des adaptations. L’équation technique existe, et elle n’est pas insoluble.
Vous avez parlé d’un climat de confiance avec Engie. Dans le monde de l’entreprise, la confiance s’obtient souvent avec une belle carotte sur la table. Quelle carotte a été déposée par vos soins ?
(sourire) Justement, la condition de cette sérénité, c’est la discrétion. Je ne dévoilerai rien des discussions en cours, mais je peux vous assurer qu’elles se déroulent dans un climat apaisé. Nous travaillons sur plusieurs options, toutes orientées vers une solution durable et souveraine. Les négociations avancent quand chacun sait qu’aucun coup de théâtre médiatique ne viendra tout compromettre.
Vous parlez souvent de relancer la filière nucléaire. Mais n’est-elle pas tout simplement morte ?
Pas morte, mais fracturée. La Belgique a été un pionnier dans le nucléaire, y compris dans le domaine médical. Nous restons l’un des quatre leaders mondiaux dans ce domaine, mais le reste de la filière a été laissé à l’abandon. Le résultat de cette politique, c’est que les talents sont partis et que les formations se sont taries. Mon rôle est de rendre cette filière à nouveau désirable et intéressante, de donner des perspectives à ceux qui veulent s’y investir. On ne peut tout simplement pas redémarrer sans ingénieurs, sans doctorants, sans compétences. C’est un chantier de reconstruction presque culturel : il faut réhabiliter la fierté technologique belge.
“On ne peut pas redémarrer sans ingénieurs, sans doctorants, sans compétences. C’est un chantier de reconstruction presque culturel.”

Vous parlez de “changement de paradigme”. N’est-ce pas juste une formule élégante pour dire qu’on fait marche arrière ?
Non, c’est un réveil. L’Europe redécouvre le nucléaire : la France, l’Italie, la Suisse, le Royaume-Uni… tous y reviennent. Ces pays ne le font pas par passion pour l’atome, mais parce que les impératifs d’autonomie stratégique, de sécurité d’approvisionnement et de transition écologique l’imposent. Le nucléaire n’est plus un choix idéologique, c’est un outil rationnel pour atteindre nos objectifs climatiques. Et ces investissements se font sur plusieurs décennies.
Le drame belge, c’est d’avoir manqué de vision. Nous avons été incapables d’anticiper l’avenir avec une approche technologiquement neutre. Nous n’avons pas bâti à temps le réseau adapté, tout en veillant à la question de l’abordabilité. Aujourd’hui, nous nous efforçons de combler ce retard en construisant une vision claire : produire localement, durablement et au meilleur coût.
Vous défendez à la fois le nucléaire et le renouvelable. Vous aimez d’ailleurs une métaphore footballistique…
Oui ! Le nucléaire, c’est la défense : solide, stable et fiable. Le renouvelable, c’est l’attaque : créatif, audacieux, mais parfois imprévisible. Si vous voulez gagner un match, il faut avoir les deux.
Nous n’avons plus le luxe d’opposer les énergies bas carbone : il faut les additionner. Refuser l’un ou l’autre, juste par idéologie, serait une folie. Et d’un point de vue économique, miser sur les deux permet de mieux amortir les chocs : les renouvelables amortissent les coûts variables, le nucléaire assure la base.
“Nous n’avons plus le luxe d’opposer les énergies bas carbone : il faut les additionner.”
Vous parlez d’une énergie à la fois abordable, durable et fiable. Les trois à la fois ? Est-ce vraiment possible ?
C’est l’équilibre que nous cherchons. La fiabilité, c’est la sécurité d’approvisionnement. C’est éviter le blackout, qui coûte jusqu’à 120 millions d’euros par heure. L’abordabilité, c’est préserver la compétitivité des entreprises et le pouvoir d’achat des ménages. Et la durabilité, c’est notre obligation climatique. Mais il faut être lucide : sans sécurité d’approvisionnement, les deux autres n’existent plus. Tout s’arrête. C’est pourquoi notre mix doit être local, diversifié et robuste. Et, pour être honnête, il faut parfois accepter que la transition ait un coût : celui de la souveraineté énergétique.
Vous promettez des factures d’électricité plus transparentes. Est-ce que cela veut dire plus claires… ou plus chères ?
L’objectif, c’est évidemment qu’elles soient plus claires sans être plus lourdes. Aujourd’hui, personne ne comprend sa facture d’électricité : entre le coût de l’électron, les taxes, les frais de réseau, les surcharges… c’est un véritable labyrinthe. Nous travaillons avec les Régions afin qu’elle devienne lisible et comparable. Mais soyons honnêtes, le prix de l’électricité dépend aussi d’une réalité simple, à savoir, ce qui est rare est cher. Si nous produisons davantage, le prix baissera. Et si nous voulons une vraie compétitivité, il faudra aussi repenser la fiscalité. Cela signifie moins d’impôts sur le travail et plus d’investissements dans la production.
Vous avez freiné le projet de l’île énergétique, qui devait coûter 8 milliards d’euros. Pourquoi ce choix ?
Parce que son rapport coût-bénéfice était mauvais. Le projet initial prévoyait des interconnexions avec le Royaume-Uni via une technologie en courant continu très coûteuse. Nous avons décidé de revoir la copie : garder la partie utile pour les éoliennes en mer du Nord, mais revoir la partie en courant continu. Le résultat de ce choix est que nous avons économisé 3 milliards et, à terme, la facture deviendra plus légère pour les consommateurs. C’est aussi cela, la politique : savoir dire non quand le symbole l’emporte sur le bon sens économique.
Votre plan énergétique prévoit une consommation électrique en hausse spectaculaire d’ici 2050, autour de 180 TWh.Avec l’électrification généralisée, les factures ne risquent-elles pas d’exploser ?
Ces projections viennent du Bureau fédéral du Plan : elles confirment une croissance forte de la demande. Mais c’est aussi une opportunité pour décarboner. Aujourd’hui, nous consommons environ 80 TWh. Demain, ce sera le double. Pour y parvenir, il faut remettre du nucléaire dans le mix et augmenter la part du renouvelable. Nous n’avons plus le luxe de choisir. Et si nous ambitionnons que la transition ne rime pas avec paupérisation, il faudra aussi revoir la fiscalité de l’électricité. On ne peut pas demander aux citoyens d’abandonner le mazout si l’électricité reste hors de prix. L’objectif de durabilité doit rester socialement supportable, sinon il échouera politiquement.
Vous misez sur les SMR, ces mini-réacteurs modulaires. Aucun pays européen ne les a encore déployés à l’heure actuelle. Vous n’avez pas peur de jouer les cobayes ?
Pas du tout. D’ailleurs, le Canada en construit déjà. Ce sont des réacteurs de 330 mégawatts, contre plus d’un gigawatt pour les grands réacteurs. Ils coûtent moins cher, sont plus rapides à mettre en service et peuvent être installés plus près des zones de consommation. C’est une voie d’avenir, complémentaire du reste. La Belgique a toujours été un laboratoire d’innovation : il faut le redevenir. Ce n’est pas du pari, c’est de la préparation !
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