Le « vol de vent » n’a rien d’une métaphore. Ce mystérieux phénomène qui perturbe les parcs éoliens représente un véritable enjeu économique et technique pour l’avenir de l’éolien offshore. Et plus l’Europe multiplie les turbines, plus la question devient centrale.
Pour la première fois, révèle De Tijd, plusieurs grands acteurs du secteur ont signé un accord sur ce phénomène encore méconnu mais crucial : le « vol de vent » (wind theft), aussi appelé effet de sillage (wake effect). Ce terme désigne la situation où un parc éolien capte une partie du vent et crée une zone de turbulence derrière lui, réduisant la vitesse du vent disponible pour les parcs voisins. Résultat : des pertes de production parfois significatives.
Des pertes pouvant atteindre 10 %… voire plus
En moyenne, le sillage s’étend sur quelques dizaines de kilomètres. Mais il peut parfois dépasser les 100 kilomètres derrière un parc offshore très dense. Lorsqu’un autre parc est implanté dans cette zone, sa production d’électricité peut chuter de 10 % ou davantage. Selon une étude publiée sur Wind Energy Science l’effet de sillage peut même entraîner une réduction de 20 à 30 % dans certains parcs situés sous le vent.
Morgan et Mona au cœur du débat
Tout est parti du projet Morgan, un parc de 1.500 MW prévu en mer d’Irlande. Le groupe danois Ørsted s’est opposé à son lancement, craignant une baisse de rendement de ses parcs voisins, dont le Burbo Bank Complex. Après des mois de tensions, un accord contraignant a finalement été conclu entre Ørsted et les consortiums JERA Nex BP et EnBW, à l’origine du projet. Si les détails restent confidentiels, les parties ont confirmé l’intégration d’une clause spécifique liée au « vol de vent ».
Les projets Morgan et Mona peuvent donc avancer. Ensemble, ils devraient couvrir près de 750 km² et fournir 3 GW, soit l’équivalent de la consommation de 3,5 millions de foyers britanniques.
Une première mondiale
Jusqu’ici, le secteur considérait le vol de vent comme une simple contrainte technique à gérer lors de la conception des parcs. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE) l’Europe multipliera par 10 sa capacité offshore d’ici 2050. Or, avec un espace maritime limité, les parcs vont nécessairement se rapprocher et se gêner mutuellement.
En mer du Nord par exemple, plusieurs études – dont celle de Whiffle, société néerlandaise de modélisation atmosphérique – montrent que les parcs belges « volent » 2 à 3 % de vent aux parcs néerlandais lorsque souffle le vent dominant du sud-ouest. La tendance à construire des turbines toujours plus gigantesques (certaines avec des pales de plus de 100 mètres) risque d’accentuer encore le phénomène.
Des enjeux économiques considérables
Une baisse de seulement 2 % du rendement annuel d’un parc peut représenter plusieurs millions d’euros de pertes. Avec la multiplication des projets en mer du Nord, en mer d’Irlande ou en Baltique – plus grands et plus denses – les conflits de voisinage risquent de se multiplier.
À mesure que l’Europe accélère sur l’offshore, d’autres « deals du vent » devraient voir le jour pour éviter que ces tensions ne dégénèrent en conflits politiques ou juridiques, susceptibles de ralentir la transition énergétique. Car comme le rappelle le juriste norvégien Eirik Finserås, spécialiste de l’éolien offshore, il est impossible de parler juridiquement de vol puisque « le vent n’appartient à personne ». D’où l’importance d’accords contractuels entre opérateurs pour anticiper et compenser ces effets.
A l’avenir, L’Europe risque bien de devoir traiter le vent comme une ressource partagée, au même titre que les stocks de poissons ou les gisements pétroliers transfrontaliers, déjà encadrés par des règles.