Doel 2 s’est éteint dans l’indifférence quasi générale: “Franchement, ça me fait très peur. Toute unité nucléaire qui peut être sauvée doit l’être”

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Selon Patrick Claessens (ULB) et Thomas Pardoen (UCL), la Belgique a tout intérêt à redémarrer Doel 2 et ses autres unités nucléaires. © BELGA PHOTO DIRK WAEM, e-clap, UCL

Ça y est, la Belgique ne compte plus que deux réacteurs nucléaires en activité. Doel 2 a été arrêté dimanche soir. Et ça n’aura que de mauvaises conséquences. C’est pourquoi le gouvernement cherche toujours à relancer ce qui peut l’être.

Les mois se suivent et se ressemblent pour le nucléaire belge. Après Doel 1 en février et Tihange 1 en septembre, c’est au tour de Doel 2 d’être arrêté. En moins d’un an, le pays aura perdu plus de la moitié de ses réacteurs, soit plus de 1800 MW de capacité de production nucléaire. Doel 4 et Tihange 3 (un peu plus de 2000 MW à eux deux) sont les derniers survivants, eux qui ont été prolongés de dix ans sous le gouvernement De Croo.

À court terme, ces arrêts successifs ne devraient pas causer de sueurs froides à la Belgique. Cet hiver, les pertes d’approvisionnement seront compensées par la nouvelle centrale gaz-vapeur de Flémalle (875 MW), pleinement opérationnelle depuis quelques semaines. L’an prochain, la Belgique profitera également du démarrage de la centrale gaz-vapeur de Seraing, d’une puissance similaire.

Mais il faudra plus. Pour compenser l’arrêt de ses réacteurs nucléaires, la Belgique va devoir augmenter ses importations d’électricité. Elle en achète auprès des pays limitrophes, principalement les Pays-Bas et la France, mais aussi l’Allemagne.

Impacts négatifs en cascade

Ce recours accru aux centrales au gaz et aux importations apporte plusieurs mauvaises nouvelles, déplorent Patrick Claessens, expert en stratégie énergétique à l’ULB, et Thomas Pardoen, professeur à l’UCL et président du Comité consultatif scientifique du Centre de recherche nucléaire SCK-CEN.

D’une part, les prix de l’électricité vont augmenter. “Si on regarde les prix du marché de gros lors des prochaines années, on constate que l’électricité coûtera plus cher chez nous qu’en France. En Allemagne, où il n’y a plus de nucléaire, les prix seront encore plus élevés. Le lien avec les prix n’est pas purement mécanique, mais c’est un facteur qui joue. Nous, nous allons recourir davantage aux centrales au gaz. Or, le coût marginal de production d’électricité au gaz est nettement plus élevé que celui du nucléaire”, expose Patrick Claessens.

Le spécialiste de la stratégie énergétique donne tout de même un motif de réconfort concernant l’hiver à venir. “Actuellement, il n’y a pas de pression sur les réserves de gaz. Les prix sont donc plus bas que l’an dernier. Sauf si l’hiver s’avère particulièrement froid, il ne faut pas trop s’inquiéter. Mais nous serons davantage tributaires de ces prix du gaz pour les années à venir… et le passé récent nous a montrés à quel point ils sont volatils”, ajoute-t-il.

D’autre part, l’arrêt de trois réacteurs nucléaires en un an va faire grimper le bilan carbone de la Belgique. “Notre propre production d’électricité va émettre davantage de CO2 étant donné que l’on va faire tourner davantage les centrales au gaz. Nos émissions indirectes vont elles aussi être impactées. L’électricité que nous importons de France est majoritairement propre, puisqu’elle est surtout issue du nucléaire. En revanche, acheter aux Pays-Bas et en Allemagne est plus polluant. Ces deux pays recourent encore beaucoup au gaz, mais aussi au charbon”, rappelle Thomas Pardoen.

Un coup d’œil à Electricity Maps permet de mieux visualiser le phénomène. Avec une intensité carbone tournant autour des 40 grammes de CO2 équivalent par kWh, la France est l’une des meilleures élèves européennes. Sur les 30 derniers jours, les Pays-Bas sont à 309 et l’Allemagne à 396. La Belgique fait mieux : 196. “Avec l’arrêt de Doel 2, ça va augmenter. Fermer les réacteurs nucléaires est une erreur monumentale. On va avoir un mix plus carboné, c’est inévitable”, regrette Patrick Claessens.

Bihet discute aussi pour Doel

On le sait, le gouvernement Arizona est pro-nucléaire. Son ministre de l’Energie, Mathieu Bihet (MR), aimerait prolonger des réacteurs. Le mois dernier, il nous confiait avoir entamé des discussions avec Engie pour redémarrer Tihange 1. “Le réacteur est à l’arrêt, mais il n’est pas mort”, disait-il, envisageant même une remise sur le réseau dès 2027-2028.

Concernant Doel, Atomic Boy se montre plus discret. Il nous revient toutefois qu’il a là aussi entamé des négociations pour redémarrer les réacteurs 1 et 2. Les échanges seraient “constructifs”, comme ceux au sujet Tihange 1.

Comme Tihange 1, Doel 1 et Doel 2 ont été mis en service en 1975. Ils sont deux fois moins puissants : 445 MW chacun. Ils n’en demeurent pas moins importants aux yeux du libéral. Toute capacité nucléaire supplémentaire en vaut la peine, selon lui, d’autant plus lorsque les outils sont déjà amortis. Il tient pour exemple la centrale de Borssele, aux Pays-Bas. Mise en service en 1973, elle tournera au moins jusqu’en 2033. Le gouvernement néerlandais travaille actuellement à la prolonger d’encore vingt ans.

Quant aux éventuelles difficultés d’ordre technique, Mathieu Bihet a un mantra : quand on veut, on peut. “Relancer des réacteurs, même arrêtés depuis longtemps, ce n’est pas de la science-fiction. Le Japon est en train de redémarrer la centrale de Kashiwazaki-Kariwa après plus de 14 ans d’arrêt”, souligne son cabinet.

Techniquement faisable, mais…

Les experts saluent la tentative de prolongation des réacteurs de la centrale de Doel. “Bien sûr, redémarrer les 1000 MW de Tihange 1, ce serait mieux. Mais 445 MW, ça reste très bon à prendre ! C’est d’autant plus important que la demande en électricité va considérablement augmenter. Au niveau du renouvelable, pour l’instant, on installe bien plus de nouvelles capacités solaires qu’éoliennes. Or, le soleil brille peu en hiver, lorsqu’on a plus besoin d’électricité. Franchement, ça me fait très peur. Toute unité nucléaire qui peut être sauvée doit l’être“, martèle Patrick Claessens.

Sur le plan technique, les spécialistes confirment que les réacteurs arrêtés cette année peuvent redémarrer. Ce sera le cas tant qu’Engie ne commet pas d’action “irréversible”. A priori, ça n’arrivera pas avant la fin de l’année, une “période tampon” ayant cours jusqu’à la fin de l’année, le temps de discuter avec le fédéral. Cependant, les experts sont moins optimistes que le ministre concernant les délais.

2027, il faut oublier. Pour 2028, il faut que toutes les étoiles s’alignent, ce qui me paraît peu probable”, estime Patrick Claessens. Parmi ces étoiles, il y a la réussite des tests de sûreté nucléaire. Le gouvernement De Croo, a renforcé les conditions, “de sorte que les réacteurs construits dans les années 1970 ne puissent plus les remplir”.

“Avant, on considérait qu’une centrale devait pouvoir résister à un crash de petit avion ou d’ULM. Désormais, c’est à une collision avec un F-16, Aucun autre pays européen n’a relevé ses critères si haut. Il faudrait donc rouvrir un débat — forcément long — sur la sécurité pour que l’Autorité de sûreté nucléaire (ACN) accepte de revoir ses normes à la baisse. Quand bien même ça arriverait, ces centrales nécessitent une révision décennale. C’est un entretien extrêmement long et lourd”, énumère le spécialiste de l’ULB.

Quel exploitant ?

L’autre nœud du problème, c’est bien sûr l’exploitant. Bien qu’il ait accepté de discuter avec Mathieu Bihet, Engie ne souhaite plus continuer avec le nucléaire belge. “On les critique beaucoup, mais il faut rappeler qu’on les a menés en bateau. Pendant vingt ans, l’État leur a dit qu’il fallait arrêter le nucléaire. Et maintenant, ils doivent soudainement faire machine arrière. C’est très compliqué. Leur but, désormais, c’est de vendre du gaz et du renouvelable. Le nucléaire n’entre pas dans leur business case“, explique Thomas Pardoen. “On assiste à un mauvais vaudeville. Le nucléaire est efficace, mais il ne s’improvise pas. Or, Engie, forcément, n’a plus investi dans la compétence nucléaire. La moyenne d’âge des gens qui sont aux manettes aujourd’hui est de 55 ans. À un moment donné, il faut aussi se mettre à leur place”, renchérit Patrick Claessens.

Selon eux, tenter de faire fléchir Engie est peine perdue, d’autant plus que le gouvernement dispose de “très peu de leviers”. Le salut pourrait seulement venir de l’autre géant français : EDF, déjà coactionnaire de TIhange 1 via Luminus. “Eux, ils ont toujours la compétence nucléaire. Il s’agit de la voie la moins problématique. Mais là aussi, ça demandera énormément de négociations, notamment avec l’État français”, estime Patrick Claessens. Un avis partagé par Thomas Pardoen, qui soulève un dernier écueil : “Engie n’a pas vraiment d’intérêt à céder le nucléaire à un autre acteur… puisque ça diminuerait le recours au gaz et au renouvelable.”

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