Barbara Trachte et Kate Raworth: “Une pause environnementale, c’est contraire au sens de l’histoire”

Kate Raworth et Barbara Trachte: "La stratégie mise en place à Bruxelles rejoint celles de 70 gouvernements locaux dans le monde." © PG
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

La théorie du donut, élaborée par Kate Raworth pour imaginer une croissance durable, a séduit le gouvernement bruxellois. L’écologiste Barbara Trachte la met en œuvre concrètement. Entretien sur une révolution nécessaire, à l’heure où le Premier ministre, Alexander De Croo, a réclamé une “pause” environnementale.

Comment faire en sorte que la croissance économique soit respectueuse de l’environnement et de l’humain? L’économiste anglaise Kate Raworth, de l’université d’Oxford, a élaboré voici 10 ans une théorie dite “du donut” pour formaliser un modèle vertueux fixant des planchers de besoins humains à atteindre/conserver et des plafonds environnementaux à ne pas dépasser, et ce afin d’atteindre un espace “juste et sûr pour l’humanité” (voir ci-dessous).

Barbara Trachte (Ecolo), secrétaire d’Etat bruxelloise à la Transition économique, s’est emparée de ce modèle pour construire son projet régional, depuis 2019. Les deux femmes ont répondu aux questions de Trends-Tendances. Un débat brûlant à l’heure où le Premier ministre Alexander De Croo (Open Vld) a demandé une “pause” dans les normes environnementales.

TRENDS-TENDANCES. Que vous ont inspiré les propos du Premier ministre, Alexander De Croo?

BARBARA TRACHTE. J’ai été très surprise, comme je l’avais été par ceux tenus par Emmanuel Macron (qui a réclamé une “pause” identique quelques jours auparavant, Ndlr). C’est contraire au sens de l’histoire. Le dérèglement climatique s’intensifie. L’érosion de la biodiversité également. On le constate tous les jours. Les coûts de l’inaction se démultiplient. Nous devons accélérer la transition. Pas la mettre en pause. S’engager dans la transition économique, c’est une garantie d’avenir et de prospérité des entreprises. Nombre d’entre elles l’ont compris. C’est ce processus que nous accompagnons en Région bruxelloise.

Vous collaborez sur ce projet de transition à Bruxelles, inspiré par la théorie du donut. Comment cela a-t-il débuté?

KATE RAWORTH. Barbara et son équipe m’ont contactée après avoir vu un reportage consacré à Amsterdam, là où nous avons mené la première expérience concrète sur base de la théorie du donut. Je leur ai dit que ce serait formidable si elle pouvait mettre en place à Bruxelles une formule pour impliquer les citoyens dans le sens d’une telle évolution.

B.T. En 2019, quand l’accord de majorité a été signé, il était clairement mentionné notre volonté de transformer l’économie bruxelloise pour pouvoir aligner les objectifs économiques sur les objectifs environnementaux. C’était complètement neuf: il n’y avait pas d’indicateurs, pas de balises. On savait où on voulait aller, mais on ne savait pas comment. La solution se trouvait dans le livre de Kate consacré à cette théorie du donut.

Concrètement, cela repose sur de nouveaux indicateurs économiques?

K.R. Il s’agit de définir un certain nombre d’indicateurs environnementaux et sociaux que l’on ne peut dépasser pour atteindre nos objectifs. Comment fait-on pour que chacun dispose d’un logement décent sans exploser notre quantité de déchets? Comment crée-t-on de la prospérité sans aggraver les désastres environnementaux? Ce modèle vise à bâtir de nouveaux équilibres économiques…

Votre théorie a-t-elle fait du chemin depuis sa présentation à la Conférence des Nations unies sur le développement durable à Rio, en 2012?

K.R. Cela avait attiré tellement l’attention à Rio que j’ai quitté mon travail au sein d’Oxfam pour écrire un livre. Après sa sortie, en 2017, de plus en plus de maires et d’élus sont venus me voir pour mettre cela en œuvre. Ceux qui gèrent chaque jour la complexité du monde se disaient donc que ces idées pouvaient leur servir! Nous avons créé le Doughnut Economics Action Lab (DEAL). Amsterdam a été la première ville à emprunter cette voie, juste avant Bruxelles. Cela concerne désormais 70 gouvernements locaux dans le monde.

Comment avez-vous fait de cette théorie du donut une politique à Bruxelles?

B.T. Nous avons imaginé des indicateurs car, à vrai dire, il n’y en avait pas beaucoup. Avant 2019, on accordait les aides économiques régionales en se préoccupant un peu d’emploi ou de données financières, c’est à peu près tout. Notre inspiration vient de la taxonomie européenne ou des Objectifs de développement durable des Nations unies. Notre société régionale de financement, finance.brussels, a désormais une stratégie d’impact environnemental bien plus développée que toutes les autres agences. Les politiques d’accompagnement des entreprises, menées via hub.brussels, ont évolué en ce sens, y compris auprès des acteurs plus petits comme les commerçants. Nous adaptons notre politique d’accueil des entreprises pour ramener des activités productives et raccourcir les circuits. Chaque politique est inspirée du donut: ne pas dépasser les limites planétaires et respecter un socle social.

Kate Raworth, comment percevez-vous ce laboratoire bruxellois?

K.R. C’est la théorie qui devient réalité et c’est passionnant à suivre. C’est un début encourageant. On ne peut pas changer tout à ce niveau local, bien sûr, mais il faut bien démarrer quelque part. Et compter sur les endroits où ce type de leadership s’exprime. L’interconnexion du monde permettra ensuite que l’on agisse tous ensemble.

“Les entreprises évoquent le design de leurs produits, mais le plus important, c’est le design des entreprises elles-mêmes.”

Est-ce possible dans ce monde en plein bouleversement, avec la guerre en Ukraine ou le retour des contraintes budgétaires?

K.R. Certaines des crises auxquelles nous assistons aujourd’hui sont précisément le fruit du vieux système dont on hérite. Quand Amsterdam a lancé son projet en avril 2020, c’était le pic de la pandémie de covid en Europe, mais les autorités de la ville étaient convaincues de la nécessité de s’engager dans cette voie pour orienter les réinvestissements après la crise. Ils ont mis la théorie du donut au cœur de leur politique. Milton Friedman, l’un des pères fondateurs du néolibéralisme, disait que seule une crise réelle ou perçue pouvait apporter le changement. Je ne peux pas contester cette vision. Après Amsterdam, il y a eu Bruxelles, Barcelone, Copenhague, Glasgow… De plus en plus de villes européennes agissent de leur propre initiative. J’anticipe le fait que des Etats s’engagent. Et la Commission européenne est intéressée parce qu’elle voit la capacité d’attraction de ce projet.

Les entreprises sont-elles la clé de ce changement?

K.R. Bien sûr. Les entreprises évoquent le design de leurs produits, mais le plus important, c’est le design des entreprises elles-mêmes. Quel est leur objectif et pourquoi existent-elles? Une entreprise produisant des téléphones répondra qu’elle veut devenir leader du marché, une autre expliquera qu’elle veut produire un téléphone durable en veillant à ne pas exploiter les travailleurs. L’objectif doit être plus grand que l’entreprise elle-même, déterminer en quoi elle contribue à un monde meilleur. Les questions doivent se poser également en ce qui concerne les alliés industriels d’une entreprise, sa gouvernance, ses modes de décision et même son financement, car la provenance de l’argent détermine souvent ce que l’on veut en faire. Oui, nous avons besoin de business, mais il doit être au service de la transformation du monde. Oui, on doit faire des profits afin de pouvoir acheter des matières premières ou payer les salaires, mais ce ne doit pas être une fin en soi. L’objectif final doit être de réduire les émissions de CO2, construire des communautés, réutiliser des matériaux… Voilà les entreprises du 21e siècle que l’on doit construire.

“Les entreprises qui ont déjà travaillé à leur efficacité énergétique ou à leur modèle social ont mieux résisté à la crise.”

A Bruxelles, choisit-on des acteurs qui sont dans ce registre? Peut-on peser sur le paysage économique?

B.T. A Bruxelles, il y a énormément d’entreprises de la transition, nous sommes vernis. Mais nous voulons travailler avec toutes les entreprises, pour les aider à changer de modèle. L’objectif de notre accord de gouvernement est clair: en 2030, les aides régionales ne seront plus octroyées qu’aux entreprises qui sont exemplaires. Mais l’objectif, c’est bien d’amener tout le monde, pas d’exclure en 2030. C’est notre défi. Cela les rendra aussi plus résilientes. Ce que l’on a observé avec la crise de l’énergie, c’est que les entreprises qui avaient déjà travaillé à leur efficacité énergétique ou à leur modèle social ont mieux résisté. Cela a confirmé notre intuition face à ceux qui pouvaient encore être sceptiques. Au niveau européen, le Green Deal va dans le même sens. Toute entreprise qui réfléchit aux risques pour l’avenir met ces défis sociaux et environnementaux au top de ses priorités. La transition économique, aujourd’hui, ce n’est pas une démarche alternative, c’est une évidence.

A-t-on suffisamment le sens de l’urgence?

K.R. Bien sûr que non. Nous sommes déjà tellement en retard. Quand le rapport du Club de Rome sur les limites de la planète est sorti, en 1972, j’avais deux ans. Si le monde avait agi dès ce moment-là, la transition aurait été beaucoup plus aisée. C’est facile de le dire après coup, bien sûr, et on ne peut pas revenir en arrière. Mais nous sommes loin de l’agenda nécessaire en matière de réduction des émissions de CO2, de développement de l’économie circulaire ou de la révolution agricole. Mais il ne s’agit pas de dire que c’est trop tard, que c’est trop cher… Ma conviction, c’est qu’il faut travailler avec ceux qui veulent produire ce changement.

Que pensez-vous de ceux qui prônent aujourd’hui la désobéissance civile, estimant que cela ne va pas assez vite?

K.R. Ce sont des actions complémentaires. J’ai assisté à de nombreuses actions d’Extinction Rebellion à Londres. J’ai des jumeaux de 14 ans et quand je me rends dans leur école, sur les murs, il y a des photos de Gandhi ou de Martin Luther King. Ces personnalités ont fait écho à la colère de leur génération. Les manifestants pour les droits civils aux Etats-Unis ont provoqué le chaos et étaient détestés. Gandhi était haï par l’Empire britannique. Aujourd’hui, ce sont des héros. Leur action était nécessaire. Il en va de même avec ces activistes du climat après un demi-siècle d’action. Quand j’étais chez Oxfam, nous manifestations contre certaines entreprises et je me souviens d’un CEO dénonçant notre action, estimant que cela prouvait notre manque de maturité. Dix ans plus tard, il est venu me remercier parce que cette même action lui avait permis de faire bouger les choses au sein de son entreprise. La protestation ne suffit pas, bien sûr: il faut arrêter l’ancien monde et créer le nouveau!

Profils

KATE RAWORTH

· Née le 13 décembre 1970

· 2001-2013: Chercheuse à Oxfam

· 2017: Parution de La Théorie du donut: l’économie de demain en 7 principes

BARBARA TRACHTE

· Née le 3 mars 1981

· 2012-2019: Conseillère communale à Schaerbeek, puis députée bruxelloise

· 2019: Secrétaire d’Etat bruxelloise à la Transition économique

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