Paul Vacca
Culture: à la conquête du numérique
Longtemps, le monde de la culture a perçu le numérique comme une menace. Puis, la pandémie est arrivée, faisant du fantasme de “remplacement” une réalité. La librairie, le cinéma, le théâtre, les concerts, les arts vivants, les expositions… définitivement “disruptés”?
Longtemps, le monde de la culture a perçu le numérique comme une menace. Pas complètement à tort. Comment nier les visées expansionnistes des plateformes numériques? Pas franchement pacifiques, ces dernières brandissent leur arme: la “disruption”. Alors, dans les deux camps s’est installée de façon de plus en plus prégnante ce fantasme du “remplacement”. Celui des invasions numériques calquées sur les invasions barbares: les uns se vivant en citadelle assiégée, les autres se rêvant en nouveaux conquistadors.
Puis, la pandémie est arrivée, faisant de ce fantasme une réalité. Car il faut bien reconnaître – sans céder au complotisme – que le virus a bien choisi son camp. Un monde où l’on est assigné à résidence chez soi, où l’on est contraint de travailler à distance et où les rassemblements humains et les contacts sont prohibés offre en effet tous les avantages au camp numérique. Et de fait, les confinement et reconfinement ont constitué un laboratoire pour ce remplacement fantasmé: la librairie, le cinéma, le théâtre, les concerts, les arts vivants, les expositions… définitivement “disruptés”?
Nos pratiques analogiques et numériques ne sont plus opposées aujourd’hui: elles constituent désormais un continuum d’expériences.
Or, si la pandémie a mis techniquement le monde de la culture vivante à l’arrêt, elle devrait aussi mettre un arrêt à ce fantasme de remplacement. Car c’est ce que l’on a appris aussi de cet épisode: la culture analogique survivra au numérique.
Les librairies ont été les premières à témoigner de cette résilience. Le déconfinement fut presque une renaissance. Alors que l’on avait craint que les habitudes d’achat en ligne prises pendant le lockdown ne détournent les gens des librairies, on a remarqué au contraire une nouvelle lune de miel. La privation soudaine a démontré – malgré les temps difficiles à traverser – que la culture analogique est, au pied de la lettre, irremplaçable. Nous avons ici même déjà eu l’occasion d’évoquer le fait que plus l’horizon se numérise, plus les prétendues vieilles pratiques font mieux que survivre: elles renaissent en de nouvelles expériences. C’est ce que nous avions observé dans le domaine de la musique avec la renaissance du vinyle – pas comme une simple mode mais une pratique renouvelée auprès de jeunes générations – ou l’inexorable montée en puissance du live alors que parallèlement, l’offre streaming se développait avec des plateformes aux millions d’abonnés.
C’est donc plutôt cette notion même de “remplacement” qu’il convient de remplacer. Il s’agit d’un fantasme dévastateur qui nourrit à la fois l’arrogance des “barbares numériques” qui rêvent de tables rases improbables et la condescendance stérile des “aristocrates de la culture” face au numérique.
Le monde de la culture ne devrait plus voir le numérique comme une menace, mais comme un nouvel espace à conquérir. Pas grâce à une énième “transformation digitale” ni par une “présence” sur les réseaux sociaux avec sa page Facebook ou son compte TikTok pour faire jeune. Il ne s’agit pas d’une simple conquête technologique, ni même générationnelle. C’est avant tout une révolution culturelle: le numérique non pas comme une alternative, mais comme une nouvelle perspective à découvrir avec ses codes et sa culture propres. Sans schizophrénie. D’ailleurs, nos pratiques analogiques et numériques ne sont plus opposées aujourd’hui ; elles constituent désormais un continuum d’expériences. Et c’est dans ce continuum que les entreprises culturelles et créatives ont mission de se réinventer pour porter plus que jamais leurs valeurs. “Il faut que tout change pour que rien ne change”, cette devise du prince Salina dans le Guépard de Lampedusa est plus que jamais d’actualité.
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