Le cri d’alarme du prix Nobel Jean Tirole sur les stablecoins

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Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Un nouveau cri d’alarme, après ceux de la Banque des règlements internationaux, d’économistes américains ou de plusieurs responsables de la Banque centrale européenne, est lancé pour s’inquiéter de la politique monétaire américaine visant à favoriser les stablecoins.

Cette nouvelle mise en garde a été lancée cette semaine par le prix Nobel d’économie, Jean Tirole. Dans le Financial Times, il met en garde contre les risques d’une crise financière potentielle en raison d’une supervision insuffisante  dans ce secteur.

Très, très préoccupé

Jean Tirole se dit « très, très préoccupé » par cette absence de régulation. Les gouvernements pourraient être contraints à des « sauvetages de plusieurs milliards de dollars » si ces actifs numériques, considérés comme « parfaitement sûrs » par les investisseurs particuliers, s’effondraient lors d’une future crise financière. Il a également mis en garde contre le fait que l’appétit des émetteurs de stablecoins pour des obligations d’État américaines pourrait se tarir. Jean Tirole rappelle que les rendements des obligations d’Etat peuvent être faibles. Il n’y a pas si longtemps, certains étaient même négatifs.

Jean Tirole.

Un risque que semblent ignorer les autorités américaines, le secrétaire au Trésor Scott Bessent le premier, qui tablent sur le développement des stablecoins, ces jetons numériques liés au dollar, pour dynamiser le marché des bons du Trésor américain et faciliter ainsi le financement de la dette du pays. Une dette abyssale (37.000 milliards de dollars, mais si on retire la dette intergouvernementale, on arrive à une trentaine de milliers de milliards), pour laquelle les investisseurs ont de moins en moins d’intérêt. La guerre tarifaire et les mouvements erratiques de Donald Trump minent en effet le dollar, et accentuent l’inflation, c’est-à-dire l’érosion des placements en dollars.  Aujourd’hui, un investisseur européen, qui désire se couvrir contre le risque de baisse du dollar, n’a plus intérêt à acheter des bons du Trésor américains, car le prix de la couverture est plus cher que le surcroît de rendement qu’il pourrait attendre de ce placement vis-à-vis, par exemple, d’un placement en obligations allemandes.

Réglementation laxiste

Pendant l’été, le gouvernement américain a fait adopter diverses réglementations pour pousser au développement des stablecoins : les émetteurs peuvent désormais être non bancaires, il leur suffit d’émettre des stablecoins dont la valeur est liée au dollar, des stablecoins dont la valeur sera garantie par un montant équivalent de bons du Trésor. Et les sociétés qui émettent pour moins de dix milliards de stablecoins ne seront pas soumis au contrôle des autorités fédérales. L’idée est de pousser les ménages, américains ou étrangers, à régler leurs transactions en stablecoins et non pas en dollars, car le paiement en jetons, pour des achats sur par exemple Apple Store, Amazon, Walmart…,  serait associé à des remises ou d’autres avantages. Pour les émetteurs de stablecoins, le business est juteux, car ils se rémunèrent sur les intérêts perçus sur les obligations mises en garantie lorsqu’ils lancent leurs stablecoins dans le marché.

Aujourd’hui, le marché des stablecoins, pratiquement tous liées au dollar, s’approche des 300 milliards de dollars. Mais des banques comme Goldman Sachs, et le Trésor américain, tablent sur un développement rapide.

Prise de risque

Le problème, explique  Jean Tirole, est que la réglementation très laxiste des Etats-Unis dans ce domaine pourrait pousser les émetteurs de stablecoins à ne pas garantir leurs jetons en les adossant seulement à des bons du Trésor américains à court terme, mais à les adosser à des actifs plus rémunérateurs et donc, également plus risqués. Cela peut être des obligations de très longue durée ou des titres émis par une autre entité que le Trésor américain.

Or, que se passerait-il s’il arrive quelque chose à ces titres servant de garantie ? Si les obligations perdent de leur valeur (parce que l’inflation flambe, parce que l’entité qui a émis ces titres se retrouve en difficulté, …), et si les particuliers décident de quitter les stablecoins pour revenir dans le bon vieux dollar ? « Si ces (stablecoins)  sont détenus par des déposants particuliers ou institutionnels qui pensaient qu’il s’agissait d’un dépôt parfaitement sûr, le gouvernement sera sous forte pression pour secourir ces déposants afin qu’ils ne perdent pas leur argent », averti Jean Tirole. Les Etats pourraient devoir débourser des sommes importantes, des centaines voire des milliers de milliards,  pour sauver cet écosystème.

Le cas des fonds monétaires en 2008

Ce n’est pas seulement une hypothèse. Ce type d’événements s’est déjà réalisé. Et une telle panique sur des actifs soi-disant garantis peut très vite se propager.

Un des moteurs de la crise de 2008 a en effet été la baisse de la valeur d’inventaire du Reserve Primary Fund, un fonds qui était considéré comme un placement monétaire absolument sûr et qui pouvait être comparé au livret d’épargne en Belgique. Ce fonds a « cassé le buck » (sa valeur nette d’inventaire est passée sous les 100%) le 16 septembre 2008, avec une valeur liquidative nette chutant à 0,97dollar plutôt que 1 dollar, parce qu’il était adossé en partie à des titres Lehman Brothers.

Par contamination, la panique a touché les autres fonds monétaires, et le gouvernement américain a été obligé d’intervenir massivement.

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