Bertrand Piccard: “Il faut arrêter de se morfondre en croyant que tout est foutu”
Le fondateur de la Fondation Solar Impulse est sur tous les fronts pour répandre les solutions innovantes de lutte contre le réchauffement, dont des speed dating avec les entreprises ou son prochain tour du monde. Son message : les activistes et les industriels doivent se donner la main.
L’explorateur Bertrand Piccard, fondateur de la Fondation Solar Impulse, aime la Belgique. Sa famille lui doit une part de ses aventures, grâce au soutien de Solvay. Il prépare aujourd’hui un nouveau tour du monde en avion à hydrogène, avec l’appui et l’expertise de Syensqo, l’entité née de la scission de l’entreprise chimique belge en deux et qui se concentre sur les matériaux spécialisés.
Le Suisse accompagnait récemment à Bruxelles sa fondation qui soutient les solutions technologiques pour organiser des speed datings avec des entreprises lors du Pioneers Forum. Pour l’occasion, son épouse a même monté une exposition à Tour et Taxis afin de présenter la “Ville de demain”, nourrie par ces innovations.
Bref, rien n’arrête son enthousiasme, et certainement pas un air du temps par moments climato-sceptique. Bertrand Piccard reste un pèlerin de l’optimisme.
Par-delà l’écologie politique
Lors des élections de juin et d’octobre en Belgique, l’écologie politique a fortement régressé. Partout en Europe, elle peine à trouver un nouveau souffle. En observateur attentif de notre pays, cela le préoccupe-t-il ? “L’écologie politique, adoptée par un seul parti clairement orienté, peut satisfaire les gens de gauche qui veulent protéger l’environnement, mais on a aussi besoin que des gens de droite ou non politisés se mobilisent, rétorque-t-il. Par conséquent, il faut élargir le message. Cela doit satisfaire les socialistes parce que l’isolation permet d’éviter les gaspillages et de baisser les factures. Cela doit satisfaire le centre-droit en créant de l’emploi et en développant les entreprises. Et cela doit même rassurer les souverainistes avec des énergies renouvelables produites chez nous.”
Bertrand Piccard a été récemment entendu par Les Engagés pour partager sa vision. “Ils m’ont précisément auditionné pour savoir comment on pouvait sortir l’écologie du côté idéologique et partisan pour en faire profiter tout le monde, raconte-t-il. Je pense que c’est la seule façon de procéder pour obtenir des résultats : mettre tout le monde ensemble pour agir. Il faut également impliquer les industriels et les entrepreneurs. On ne peut pas être obligé de choisir entre une écologie chère et sacrificielle, d’un côté, et une industrie rentable et polluante, de l’autre. Les solutions disponibles aujourd’hui permettent d’avoir une écologie économiquement rentable et une industrie écologiquement propre. Il reste à mettre en oeuvre les solutions.”
Des solutions en mouvement
La Fondation Solar Impulse recense 1.780 innovations concrètes, susceptibles d’être concrétisées dès à présent. L’heure de la mise en mouvement est arrivée. “Nous avons commencé les speed datings entre porteurs de solutions et ceux qui peuvent en bénéficier dans la Région Ile-de-France, explique son fondateur. Cela fonctionne très bien. Nous venons de le faire à Bruxelles avec un beau succès : il y avait 60 solutions emblématiques et 160 entreprises présentes.”
Les technologies présentées offrent de nouvelles perspectives. L’une d’entre elle, proposée par Aliaxis, vise à récupérer la chaleur perdue de l’eau des douches. Une autre, émanant de Dramix, met en avant des agrafes en acier permettant d’avoir du béton plus compact, avec moins de métal et de CO2. Une troisième entreprise propose de démocratiser l’usage du vélo électrique en ne vendant pas le vélo tout entier, mais simplement la roue avant équipée d’un moteur. “C’est le bon sens, se réjouit Bertrand Piccard. Le partenaire principal de notre Forum bruxellois n’était autre que la STIB, parce que les transports publics participent à cette transition énergétique.”
Il existe des solutions permettant d’économiser et donc, d’augmenter le pouvoir d’achat.
Bertrand Piccard
fondateur de la Fondation Solar Impulse
Que manque-t-il pour la diffusion de ces solutions ? Le coût est-il un obstacle ? “Il faut modifier beaucoup de petites habitudes en introduisant une solution pour chacune d’entre elles, souligne l’explorateur. C’est du travail ! Cela implique de l’administration, des décisions politiques, des normes et des standards à faire évoluer, des états d’esprit à modifier… En fin de compte, tout cela est rentable parce que cela permet d’économiser de l’énergie et des ressources. Mais il faut investir au départ.”
“Un nouveau modèle financier”
Certains ont les moyens de le faire, d’autres pas. “Ces derniers, il faut les aider. Un nouveau modèle financier doit absolument être mis en œuvre, ce qu’on appelle la ‘servitisation’. Il s’agit de vendre l’usage d’une solution efficiente, plutôt que la propriété de la solution. Par exemple, une entreprise pourrait vendre son système de récupération de la chaleur dans les cheminées d’usine à un fonds d’investissement d’efficience, qui placerait ses installations et se payerait sur l’économie réalisée.”
Il s’agit d’une forme de tiers payant, avec une rentabilité liée à l’économie réalisée. “Dans ce cas, l’entreprise paie uniquement l’utilisation du système. Des acteurs commencent à agir en ce sens, notamment via les contrats de performance énergétique, mis en place par Engie. Une start-up anglaise, PragmaCharge, vend des kilomètres de camion électrique à des sociétés de transport. Elle ne vend pas le camion en tant que tel, elle installe les chargeurs en fonction des besoins du client. Les Indiens ont réalisé la même chose avec des bus électriques, via des kilomètres vendus à des villages. Pour généraliser les pompes à chaleur, on devrait imaginer un tel système permettant aux moins nantis de s’approprier la technologie.”
“Il y beaucoup de choses à changer, mais on se heurte à l’immobilisme et à l’inertie, déplore Bertrand Piccard. Ces solutions permettent pourtant d’économiser et donc, d’augmenter le pouvoir d’achat.” Faute d’action, on en arrive à un constat regrettable selon lequel la fin du mois l’emporte toujours sur la fin du monde. Pourtant, insiste-t-il, de petites choses provoquent de grands effets. La solution de récupération de la chaleur dans la douche permettrait d’économiser jusqu’à 25% de la facture dans une famille de quatre personnes. “C’est quand même extraordinaire de véhiculer toutes ces idées ! Et nous, à la Fondation Solar Impulse, nous pouvons mettre tous les acteurs ensemble parce que nous ne sommes pas du tout politisés. Nous pouvons réunir les activistes et les industriels. C’est à cela qu’il faut arriver : sortir des idéologies avec lesquelles on croit être les seuls à avoir raison.”
Un nouveau tour du monde
Pour montrer l’exemple, Bertrand Piccard prépare un nouveau tour du monde en avion à hydrogène, après ses précédents tours en ballon ou à bord d’un avion solaire. Le tout avec un soutien actif de la Belgique. “Mon premier tour du monde a été rendu possible grâce à l’appui du Fonds national de recherche scientifique (FNRS), qui avait déjà financé les expéditions de mon grand-père, sourit-il. Le FNRS avait été créé par Ernest Solvay et Albert Ier. Tous mes tours du monde sont accompagnés par l’Institut royal météorologique belge (IRM). Ce sera encore le cas pour le tour du monde à l’hydrogène.”
Le nouvel avion est en cours de construction aux Sables d’Olonne, avec un apport de Syensqo pour les matériaux utilisés. Le fuselage est déjà moulé, les ailes viennent d’arriver, et au printemps prochain, les réservoirs. L’avion sera prêt fin 2025, des vols d’essai sont prévus en 2026 et le tour du monde en 2028. “Si tout va bien. Il faut être prudent, cela n’a jamais été réalisé.” Airbus et ArianeGroup font aussi partie de l’aventure.
“Solar Impulse démontrait que l’on pouvait réaliser quelque chose d’a priori impossible avec des énergies renouvelables, souligne-t-il. Cela n’avait pas pour but de transformer l’aviation. Avec ce nouveau projet Climate Impulse, on veut démontrer que la décarbonation de l’aviation est possible. Avec la même quantité d’hydrogène que l’on va utiliser pour voler à deux pendant neuf jours, on pourrait faire voler 150 personnes pendant deux heures. Autrement dit, on pourra commercialiser des vols moyen-courrier avec cette source d’énergie.”
Avec Climate Impulse, on veut démontrer que la décarbonation de l’aviation est possible.
Bertand Piccard
fondateur de la Fondation Solar Impulse
Il s’agit aussi de faire comprendre le message, insiste Bertrand Piccard. “Ce vol ne servira à rien s’il n’est pas compris. C’est le moment d’affirmer qu’il faut arrêter de se morfondre en croyant que tout est foutu. Il faut se bouger et essayer, partout.” L’explorateur se voit aussi comme un pionnier et un pèlerin. “J’y consacre énormément de temps, que ce soit auprès du monde industriel comme du monde écologique.”
Répondre aux populistes !
Arrêter de se morfondre. Mais la fin de l’écologie politique n’est-elle pas un signal que la conscience du problème régresse ? “Nous avons absolument besoin que les activistes nous rappellent le problème, dit-il. Mais il faut désormais des activistes qui demandent l’utilisation des solutions. On ne peut pas se contenter de dire que le problème est gravissime en restant immobile.” Les crises doivent devenir des opportunités, l’efficacité doit trouver sa place. “C’est faire mieux en consommant moins. C’est différent de la sobriété qui consiste à faire moins en consommant moins.”
Les populismes et les expressions radicales de plus en plus importantes dans le monde deviennent-elles une préoccupation ? “Le populisme et l’extrémisme, ce sont des réponses au laxisme que notre monde a manifesté depuis plusieurs décennies, que ce soit en matière de pollution, de sécurité, d’immigration… On laisse faire, peu importe les conséquences du manque d’action. C’est catastrophique. Le résultat au niveau de la question climatique, c’est que des gens se jettent sur les routes ou déversent de la peinture sur des peintures. C’est un cri d’alarme.”
Il faut leur répondre avec des actes. “Ce que l’on demande à un pays, c’est une gestion courante avec du bon sens. Il faut prendre les problèmes à bras-le-corps et cesser de les nier.”
Pour autant, il n’est pas question de s’adapter au changement climatique au lieu de le combattre, comme le préconisent certains. “Il ne faut pas du tout croire que l’on pourra s’adapter au changement climatique, estime Bertrand Piccard. Par conséquent, il faut le combattre avec toute notre force et tous nos moyens, dès à présent. C’est utopique de croire que l’on pourra résister à des tempêtes, à des sécheresses, à des inondations… La vie deviendra un calvaire, des pays seront rayés de la carte et des centaines de millions de réfugiés climatiques trouveront une place sur terre. Agissons maintenant comme si la guerre n’était pas perdue.”
Concrètement : “Il faut prendre des décisions politiques beaucoup plus drastiques, avec une taxe carbone, l’intégration des externalités dans les coûts et l’imposition de normes et standards pour remplacer tout ce qui pollue.” Il est minuit moins cinq. Message entendu ?
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