Trends Summer University 3/4: Les défis de la “finance verte”
La finance est-elle plus que jamais un levier pour transformer l’économie? Les normes ESG sont-elles un moyen de générer des investissements massifs pour la transition? Quid du greenwashing? Telles étaient quelques-unes des questions qui ont alimenté un débat sur les défis de la “finance verte” lors de notre dernière Trends Summer University.
La “finance verte” est à la mode. Mais la “finance verte” est aussi critiquée. Encore récemment, les médias ont évoqué le greenwashing qui pouvait avoir lieu dans le secteur financier. Pourtant, des progrès considérables ont été accomplis. Mais voilà: gérer tous ces critères ESG n’est pas simple. Ils sont tellement nombreux qu’ils peuvent même se révéler contradictoires. D’ailleurs, le retrait de Tesla de l’indice ESG de la Bourse de New York montre qu’une entreprise peut être bonne sur le volet E (le critère environnemental du label ESG) mais être faible sur le volet S (social) ou G (l’aspect gouvernance). Comment dès lors être bon partout à la fois? Tient-on suffisamment compte de la cohérence des normes ESG? Peuvent-elles apporter la stabilité et la visibilité nécessaires aux investissements? Y a-t-il suffisamment de souplesse pour s’adapter aux nécessités d’une économie bousculée? Toutes ces questions étaient au coeur d’un débat organisé par Trends-Tendances à Knokke le 11 juin dernier dans le cadre de la neuvième édition de la Trends Summer University. Dans le panel d’orateurs pour répondre à ces questions, plusieurs acteurs de premier plan du monde financier: Philippe Lallemand, CEO du groupe d’assurance Ethias; François Lecomte, chief of staff auprès du CEO de Belfius; Tine Bourgeois, head of company engagement BNP Paribas Fortis; Julie Ansidei, responsable de l’engagement externe pour l’Europe chez BlackRock Sustainable Investing.
Limites planétaires
En guise d’introduction aux échanges, Philippe Lallemand a d’abord posé le constat: six des neuf limites de la planète sont déjà atteintes (le réchauffement climatique, le cycle de l’eau, la biodiversité, la concentration de phosphore dans les océans, l’occupation des sols, etc.). Seules trois de ces neuf limites, notamment la couche d’ozone, ne sont pas dépassées. “Ce qui est inquiétant, c’est que la plupart de ces limites interagissent entre elles, a souligné le CEO d’Ethias. Elles ont un effet retard en termes de résorption. C’est cela la grosse difficulté. Et ce n’est pas seulement grave pour la planète, mais c’est aussi très grave pour l’homme. Les conditions de vie sur Terre seront d’ici 2050 profondément différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui.”
Dans ce contexte, le CEO d’Ethias observe que la fréquence des catastrophes naturelles et des crises augmente: inondations, ouragans, incendies, crise du covid, crise énergétique, guerre en Ukraine… “Nous vivons depuis quatre ou cinq ans en gestion de crise permanente. Et cette gestion de crise va devenir le quotidien des CEO. Le risque de voir une grosse vague déferler sur la côte belge a en principe une fréquence d’une fois par siècle. Aujourd’hui, avec l’augmentation du niveau des mers, on l’estime à une fois sur les 30 prochaines années.” Quant à l’impact de cette augmentation de la fréquence des événements, il est également en hausse. Les conséquences matérielles sont de plus en plus énormes. “Les inondations de l’été dernier en Wallonie ont un impact de plus ou moins 2,5 milliards d’euros. Assuralia, la fédération des assureurs, estime que la perte économique d’une grosse vague à la côte serait de 13 milliards d’euros, sans compter les pertes humaines et les conséquences écologiques à court et à moyen terme. Bref, les conséquences sont inouïes.”
Au coeur du changement
Face à ce terrible constat, les acteurs du secteur de la finance peuvent-ils jouer un rôle pour inverser la vapeur? Pour François Lecomte, cela ne fait aucun doute. Le secteur est plus que jamais au coeur du changement. “Quand on regarde l’agenda des comités de direction, ESG est partout. Il est évident que les banques et les assureurs, en tant qu’investisseurs et prêteurs, vont devoir jouer un rôle important. Il suffit de regarder les chiffres. Les investissements qui vont être nécessaires pour assurer la transition énergétique en Belgique sont énormes. On parle de 40 milliards d’euros par an. La dimension ESG est désormais omniprésente dans la banque et la problématique nécessite une approche pluridisciplinaire.”
Même réponse du côté de Tine Bourgeois chez BNP Paribas Fortis où “nous sommes pleinement conscients de notre responsabilité dans la transition”. Selon la spécialiste de BNP Paribas Fortis, les banques ont d’ailleurs deux rôles importants à jouer. “Nous devons d’abord orienter le financement vers des entreprises durables. Mais nous devons aussi accompagner les entreprises qui ne le sont pas, ou qui le sont moins, à devenir plus durables. Vous avez encore beaucoup de ‘non-croyants’ qui ne sont pas convaincus des enjeux ESG. Pour les convaincre, nous pouvons utiliser le levier du crédit. Nous disposons de plusieurs outils de financement verts qui nous permettent de lier un crédit à des objectifs de durabilité fixés au préalable et vérifiés ensuite par une tierce partie. Cela veut dire que le crédit devient plus cher ou moins cher selon que l’entreprise remplit ses objectifs en matière de durabilité. Le financement devient conditionnel. Par exemple, pour un client spécifique, un taux d’intérêt plus bas a été appliqué à condition de réduire la consommation de plastique à usage unique.”
Même réponse également du côté de BlackRock où rentabilité rime de plus en plus avec durabilité. “ESG est devenu un facteur concurrentiel important pour les acteurs financiers. Il est important de dialoguer avec les clients pour leur faire comprendre à la fois les risques financiers liés aux changements climatiques mais aussi les opportunités qui découlent de la transition. Hier, on regardait le risque et le rendement. Aujourd’hui, on intègre l’impact”, explique Julie Ansidei.
Amortir le choc
Si le secteur financier a un rôle d’incitant à jouer pour transformer l’économie, il faut également tenir compte des risques que cela peut engendrer. Notamment, “il faut penser aux clients les plus vulnérables”, a souligné François Lecomte. Pour le dire autrement, il ne faut pas sous-estimer la difficulté qu’il peut y avoir à gérer les contradictions entre le E et le S: acheter des panneaux solaires ou rouler avec une voiture électrique n’est pas donné à tout le monde. “Financer la transition peut rapidement devenir délicat pour les banques, d’après Tine Bourgeois. Prenez les prêts hypothécaires au travers desquels nous contribuons à la transition vers une économie plus durable. Si vous misez rapidement sur le E de l’ESG via le financement de la rénovation, vous risquez de vous heurter au S car tout le monde n’a pas les moyens d’investir. Ce sont généralement les gens les plus pauvres qui vivent dans les maisons les moins isolées. Dans un autre registre, cela veut dire aussi que le reporting sur les efforts ESG devient critique pour les entreprises. Celles qui ne rendent pas compte de leur politique ESG courent le risque d’une exclusion financière et sociétale. Chez BNP Paribas Fortis, nous nous réservons d’ailleurs le droit de mettre fin à notre relation avec les sociétés qui sont des mauvais élèves dans des secteurs qui prestent déjà mal en termes de durabilité. Il faut bien comprendre cette dynamique du risque ESG sur votre entreprise.” Dit autrement, le risque d’être écarté par des concurrents qui ont pris cela au sérieux. Surtout que “les sujets ESG sont compliqués, selon François Lecomte. Un crédit ne se traite plus de la même manière. Du coup, il faut s’équiper en savoir-faire. C’est donc aussi pour les banques un challenge en termes de compétences”. Comme pour les pouvoirs publics, “qui doivent davantage concentrer leur attention sur la manière d’amortir le choc sur le S du label ESG”, dixit Philippe Lallemand pour qui “il faut un choix sélectif des moyens d’intervention de l’Etat, ce qui demande un peu d’audace”.
Pas sans l’Etat
Car il est vrai que le monde de la finance ne peut pas tout tout seul. “Les pouvoirs publics sont absolument indispensables pour gérer la transition, a également souligné Julie Ansidei. Comment va-t-on gérer les emplois qui risquent de disparaître en raison de la transition? Comment forme-t-on aux nouveaux emplois qui sont nécessaires dans les métiers de la transition énergétique? Etc. Les gouvernements sont importants pour envoyer les bons signaux, pour aider certains projets qui ne sont pas rentables aujourd’hui, etc. Le cadre réglementaire accélère aussi ce rôle de la finance et le facilite pour accompagner la transition en obligeant les acteurs financiers à être plus transparents sur la façon dont ils intègrent les critères ESG, les types de projets qu’ils financent, etc.”
D’après Philippe Lallemand, “notre législation sur les catastrophes naturelles prévoit un cadre qui n’est plus adapté aux circonstances. La collaboration entre le public et le privé est vraiment utile dans la définition des normes et dans l’adaptation des législations dont on est bien forcé de constater qu’elles sont dépassées. Il est absolument nécessaire d’adapter les modèles. La législation sur les catastrophes naturelles en Belgique prévoit une indemnisation de l’ensemble du secteur de l’assurance jusqu’à plus ou moins 700 millions d’euros. Faites le compte par rapport aux 2,5 milliards d’euros pour les inondations. Ce sont donc les pouvoirs publics qui prennent aujourd’hui la différence, ce qui, compte tenu de l’endettement des Etats et pas simplement des Régions, devient ingérable.” Personne ne peut résoudre le problème tout seul dans son coin. Mais pour François Lecomte, chaque crise est une opportunité. “Au niveau de la Belgique, pourquoi ne pas devenir un des leaders du secteur ‘vert’ dans les années qui viennent? Dans le recyclage, l’hydrogène… Bill Gates a écrit dans l’un de ses livres que le secteur vert à l’avenir serait un multiple de ce que les Gafa sont aujourd’hui. Là aussi, les banquiers et les assureurs peuvent jouer un rôle vraiment important.” Un avis que partage Tine Bourgeois pour qui les critères ESG sont effectivement une opportunité. “Ils deviennent pour les entreprises leur license to exist, leur permis d’exister: sustainable business is not a better business, sustainable will be the only business.”
Capitalisme woke
Et la neutralité des entreprises dans tout cela: assiste-t-on à une révolution culturelle? Pire, n’est-on pas aujourd’hui dans le secteur financier au sens large confronté à une forme de capitalisme qui tienne peut-être compte de manière démesurée de préoccupations minoritaires au détriment du reste? Il y a effectivement, pour Philippe Lallemand, “un côté moralisateur dans le greenwashing et le capitalisme woke qui est difficile à accepter. Mais ce qui compte, c’est la tendance. De plus en plus d’entreprises, de plus en plus de décideurs, ont perçu qu’il était important de trouver des solutions sur le E, sur le S et sur le G. Alors oui, certains veulent combler leur retard, veulent être un peu plus forts que d’autres, etc. Mais les pouvoirs publics n’y arriveront pas seuls. Les Etats, surtout européens, sont endettés. L’augmentation des taux va sûrement réduire les possibilités d’intervention. Et donc les entreprises ont un rôle fondamental à jouer pour influer sur le cours des choses. Comme nous avons tous un rôle à jouer, en tant qu’être humain, ce n’est pas simplement un débat économique, c’est un débat sociétal voire humaniste.” Un débat dans lequel, en définitive, selon François Lecomte, “il faut accompagner et éviter au maximum de donner des leçons: c’est la meilleure attitude possible”.
Trends Summer University 2022
A suivre dans notre édition du 14 juillet: Meet the new CEO
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