Pierre Wunsch: “Sur l’indexation des salaires, il faut se mettre autour de la table”
Dans l’entretien qu’il nous a accordé, le gouverneur de la Banque nationale Pierre Wunsch explique le bien-fondé de la politique monétaire de la BCE. Il souligne aussi, au niveau belge, le risque d’enclencher une spirale prix-salaires incontrôlable. On n’évitera donc pas, dit-il, un débat sur l’indexation.
Avec une inflation qui s’est réveillée voici deux ans et qui, en raison de la guerre en Ukraine et de ses effets sur les prix énergétiques, semble avoir la bride sur le cou, la politique de la Banque centrale européenne est au coeur du débat. Depuis juillet, elle a déjà remonté par trois fois ses principaux taux d’intérêt et le taux à court terme est désormais à 1,5% et ne devrait pas en rester là. Certains estiment que ces sévères tours de vis, et surtout l’annonce qu’ils vont se poursuivre, risquent de faire plus de mal que nécessaire à l’économie européenne.
Pierre Wunsch, le gouverneur de la Banque nationale, et donc membre du directoire de la BCE, n’est pas de cet avis. Il avait plaidé voici déjà un an pour un relèvement des taux. Il avait même exprimé son désaccord avec la décision prise par la BCE en décembre 2021 de rester immobile. A l’époque, la BCE tablait sur une hausse des prix dépassant les 2% cette année, mais elle prévoyait en revanche un retour à une inflation de 1,8% en 2024.
TRENDS-TENDANCES. Aujourd’hui, la situation a radicalement évolué…
PIERRE WUNSCH. Oui. Il y a un an, j’étais considéré, avec le président de la Bundesbank et quelques autres, comme un faucon. J’avais manifesté mon désaccord par deux fois au sujet de la “forward guidance” (les indications sur l’orientation future de la politique monétaire, Ndlr) et ensuite de la décision de décembre 2021. Aujourd’hui, je ne regrette pas ma prise de position d’alors. Mais je vais être honnête: je crois que si nous avions commencé à augmenter les taux un peu plus tôt, cela n’aurait pas changé grand-chose. D’autant que maintenant, nous sommes en train de rattraper le retard. Nous sommes en train de réagir vigoureusement et je suis tout à fait à l’aise avec ce que nous faisons depuis les trois dernières réunions (de juillet, septembre et octobre, Ndlr).
L’incertitude sur l’inflation est très élevée. Nous n’avons pas connu une telle situation depuis 40 ans.
Comment évolue l’inflation?
L’incertitude sur l’inflation est très élevée. Nous n’avons pas connu une telle situation depuis 40 ans. Le scénario de base était un peu trop optimiste, il tablait sur une inflation transitoire, (il n’est alors pas encore question d’une récession) et un retour rapide vers les 2%. Mais voilà un an que l’inflation est plus élevée qu’attendu. Et aujourd’hui, il y a grosso modo trois récits. Le premier veut qu’avec les chocs répétés qui ont affecté notamment le prix du gaz, on aboutisse à une inflation plus élevée que prévu, mais les choses finiront par rentrer dans l’ordre. Il y a ensuite deux scénarios qui, au contraire, reposent sur un changement de régime. Ils ne s’excluent d’ailleurs pas l’un l’autre. Le premier est de dire que la déglobalisation, les prix de l’énergie plus élevés, etc., conduisent à la fin de la période de basse inflation que nous avons connue ces 20 dernières années. Nous aurons donc des taux d’intérêt structurellement plus élevés. Le second est le désancrage potentiel des anticipations d’inflation et la naissance d’une spirale prix-salaires. En Allemagne, les attentes d’inflation depuis quelques trimestres sont d’ailleurs plus élevées et l’on s’oriente vers une hausse des salaires de 6%.
Beaucoup dépendra du prix du gaz. Comment le voyez-vous évoluer?
Nous avons eu une réunion intéressante avec des experts en énergie et le conseil des gouverneurs de la BCE et il apparaît que l’on doit s’attendre encore à un prix du gaz relativement élevé ces trois ou quatre prochaines années, jusqu’à l’arrivée sur le marché de nouveaux “trains” de gaz naturel liquéfié (il y en aura aussi en 2024-2025 mais moins qu’en 2025-2026). Pour ma part, je suis peut-être un peu plus optimiste parce que je pense que la réaction de la demande vers le bas pourrait être sous-estimée. Il faudra voir comment les consommateurs vont réagir ces deux prochains mois lorsque les températures seront plus normales et que nous entrerons vraiment dans l’hiver.
Mais pour moi, le défi est surtout de savoir comment utiliser ces circonstances pour faire baisser l’usage du gaz. Les prix élevés ne sont qu’un symptôme. Le problème est que nous utilisons trop de gaz par rapport à une offre réduite. Il nous faut donc diminuer la consommation, mais parallèlement aussi ne pas interrompre complètement les investissements dans de nouvelles capacités en gaz et pétrole. Les militants écologistes ont mis la thématique sur la table et c’est important. Mais la manière dont ils appréhendent le problème en mettant la pression sur les grands groupes pétroliers et les banques pour arrêter tout investissement “maintenant” risque d’aggraver le problème.
Pourquoi?
Au regard des engagements actuels des différents pays pour atteindre le net zéro, nous aurons encore malheureusement besoin d’une augmentation des investissements dans les capacités en gaz et en pétrole pendant quelques années. Sinon les prix exploseront et nous entrons dans une situation totalement schizophrène: nous arrêtons tout financement dans les capacités gazières et pétrolières d’un côté, mais nous faisons le tour du monde pour essayer de renouveler nos contrats d’approvisionnement pour ces 20 prochaines années de l’autre. Il faut plutôt trouver un certain équilibre entre d’une part une baisse de la consommation de pétrole et de gaz, ce qui va de pair avec une hausse des prix, et d’autre part se donner les moyens et le temps de s’adapter.
Pour moi, le défi est surtout de savoir comment utiliser ces circonstances pour faire baisser l’usage du gaz.
Il y a quelque chose d’étrange à voir les banques centrales tenter de réduire l’activité alors que les gouvernements, au contraire, veulent la soutenir. Ce n’est pas contradictoire?
Le fait que les Etats prennent des mesures budgétaires qui vont dans l’autre sens rend les choses en effet plus difficiles. Aujourd’hui, les banques centrales n’appuyent pas encore sur le frein. Elles retirent simplement le pied de l’accélérateur: nous avons des taux à 1,5% (c’est maintenant le taux de la facilité de dépôt qui est “liant” en situation de surplus de liquidités), alors que les attentes des marchés à moyen terme sont une inflation moyenne d’environ 3%. Donc même si les taux nominaux remontent jusqu’à 3% ces deux ou trois prochaines années, les taux réels seront proches de zéro. Alors oui, nous avons un problème. Oui, il va falloir lever le pied de l’accélérateur et appuyer sur le frein alors que les gouvernements ont tendance à appuyer sur l’accélérateur. Avec pour résultat d’avoir davantage de déficit, davantage d’inflation qu’il faudra combattre par des taux plus élevés, induisant un risque de fragmentation plus élevé.
Avec la disparité des mesures gouvernementales en Europe, il y a un risque de nouvel écartèlement de la zone euro?
La zone euro est une construction compliquée et imparfaite. Nous le savons. Il faut s’habituer à ce que nous flirtions de temps en temps avec quelque chose qui s’apparente à une crise. Nous aurons des moments difficiles dans les trimestres qui viennent parce que la situation économique est difficile. Mais au final, nous trouverons, comme par le passé, toujours une solution. On peut se demander aujourd’hui si l’environnement politique le permet. Mais j’ai l’impression que les gouvernants sont conscients de devoir faire attention. Nous ne sommes pas dans la situation grecque avec un ministre des Finances menaçant de faire faillite pour obliger les autres Etats membres à donner de l’argent. Et ce qui s’est passé dernièrement au Royaume-Uni est pour nous finalement positif. Face à des propositions budgétaires non financées, les marchés ont donné un signal, et la Banque d’Angleterre a octroyé un certain délai en intervenant, mais pas plus.
Il faudra donc peut-être qu’en Europe, pour l’un ou l’autre pays, il y ait un peu de pression des marchés pour inciter à agir au niveau budgétaire.
Vous estimez que le gouvernement ne fait pas assez?
Au niveau belge, l’histoire ne change pas. Nous devons arriver à réduire le déficit à 3% du PIB le plus vite possible pour stabiliser l’endettement et constituer quelques matelas supplémentaires. Le gouvernement a décidé un effort au niveau fédéral de 0,2% du PIB. Ce n’est pas suffisant. Le Conseil supérieur des finances recommande un effort de 0,6% pour 2023 et 2024.
Que répondez-vous à ceux qui pensent que les banques centrales vont trop loin et risquent de tuer l’économie?
Il faut être honnête et constant. Lorsque l’inflation est élevée, la combattre n’est pas facile. C’est pour cela que l’on a créé des banques centrales indépendantes. Car si l’on attend trop longtemps avant d’agir, l’inflation s’incruste et il faut alors pour la combattre mener des politiques très vigoureuses et casser la croissance durement. C’est ce que Paul Volcker a fait dans les années 1980 et les taux directeurs ont un moment atteint presque les 20%. Il vaut donc mieux attaquer le problème avant qu’il s’enracine. Il ne faut pas sous-estimer la volonté de la BCE de respecter son mandat (assurer la stabilité des prix). Elle ne peut pas contrôler les prix du gaz ou du pétrole, mais elle doit éviter que leur augmentation se transforme en une hausse généralisée des prix. Or aujourd’hui, nous avons une inflation sous-jacente (la hausse des prix hors alimentation et énergie) qui atteint 5% et qui continue à progresser, et cela dans un environnement où les salaires ont encore peu augmenté dans le reste de l’Europe. Il faut agir maintenant pour éviter de déclencher une spirale prix-salaires, et c’est en partie en ralentissant l’économie que nous pouvons y arriver.
Cela nous amène à parler de l’indexation des salaires.En juin, vous estimiez que les entreprises en raison de leurs marges pouvaient absorber le choc. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui?
En juin, j’étais encore d’avis, sur base de nos prévisions d’une baisse rapide des prix de l’énergie, que si nous savions que nous avions un problème de compétitivité, on ignorait encore s’il allait être sévère et il existait une certaine capacité des entreprises à s’en accommoder. Aujourd’hui, nous avons un réel problème structurel de compétitivité. Nous étions déjà plus chers que les pays voisins mais notre productivité était plus élevée. C’est désormais moins le cas. Selon le Conseil central de l’économie et sur base des projections actuelles, le handicap de compétitivité attendrait quasi 6% en 2024. Selon d’autres sources, il atteindrait plus de 8% en 2023-2024.
Si on attend trop longtemps avant d’agir, l’inflation s’incruste et il faut alors pour la combattre mener des politiques très vigoureuses et casser la croissance durement.
Mais les salaires des pays voisins finissent par augmenter, même si c’est plus lent.
Nous courons le risque d’avoir, même après les hausses salariales dans les pays voisins, une évolution des prix et des salaires plus élevée en Belgique. Si nous avons une spirale prix/salaires plus forte en Belgique que dans les pays voisins, nous décrochons. Je sais que c’est très sensible, mais je ne pense donc pas que l’on puisse désormais éviter un débat sur les modalités de l’indexation des salaires. Nous devons combattre un appauvrissement de notre économie, et nous devons au niveau sociétal réfléchir à répartir le choc, de manière intelligente, équitable et en tenant compte de la situation des plus fragiles, entre les entreprises et les travailleurs. Parler des entreprises en général n’est peut-être pas correct car il y a une grande hétérogénéité: certaines entreprises éprouvent beaucoup de difficultés face à la situation et pour d’autres, ce sera beaucoup plus facile.
Quoi qu’il en soit, le résultat produit par les règles actuelles n’est probablement pas tenable et probablement pas non plus équitable. Certaines personnes sont surcompensées par l’indexation.
Vous avez des pistes?
Il faut revenir à la logique qui était derrière la création de l’indice santé: s’il y avait un choc externe sur le pétrole, il n’allait pas être repris dans l’indice santé (les carburants ne font pas partie de l’indice de santé). Aujourd’hui cependant, nous avons un choc sur le gaz, et la logique du système s’effondre. Il faut donc se mettre autour de la table afin de voir comment gérer ce nouveau choc. Je sais que le système d’indexation automatique est un sujet très sensible en Belgique. Mais au final, nous attendons des décideurs, des politiques et des partenaires sociaux de trouver une solution qui sera perçue comme étant équitable et acceptable par les gens, même si l’on sait que certains vont gagner et d’autres vont perdre.
Vous sortiriez les prix du gaz et de l’électricité de l’indice santé?
Je ne vais pas me prononcer sur les modalités. Une manière est effectivement de revenir à la logique de l’indice santé. Mais ce qui est important au final, c’est de réfléchir à qui est le plus à même d’absorber une partie du choc. Si on sort le gaz de l’indice santé, le choc est plus largement reporté sur les salaires, mais le gouvernement peut prendre des mesures compensatoires, comme dans les pays voisins. On peut envisager des modalités intermédiaires ou jouer sur le délai de l’indexation. Enfin, on peut prendre des mesures fiscales spécifiques, à l’image de la discussion sur les entreprises qui perçoivent des profits exceptionnels “injustifiés”.
Sur le marché de l’emploi, vous avez dit récemment sur un plateau de télévision qu’il y avait des mentalités différentes au nord et au sud du pays…
Ce que j’ai dit, c’est que la Flandre vit avec un taux de chômage bas depuis plus longtemps. Cela a un impact sur les mentalités dans la mesure où de nombreux emplois restent non pourvus. En Wallonie en revanche, le chômage a été élevé pendant longtemps, entretenant une mentalité parfois plus fataliste: il n’y a pas de travail pour tout le monde. Cependant, depuis un certain temps, les taux de vacances d’emploi sont élevés. Les entreprises wallonnes ne trouvent pas de travailleurs. Cela doit amener un changement de mentalité, permettant plus facilement d’adopter certaines réformes. Il faut peut-être rouvrir certains débats. Pourquoi avons-nous à la fois un taux de chômage important et un taux de vacances important? Comment peut-on mener certaines réformes, être un peu plus dur avec ceux qui fraudent, revoir certains incitants, s’assurer que les gens reçoivent les bonnes formations, etc.? Ces questions doivent s’accompagner aussi de discussions sur ce qu’est un emploi convenable, sur ce qu’on peut exiger des gens qui sont au chômage depuis longtemps, etc. Si nous voulons arriver à un taux d’emploi de 80% (qui est l’objectif du gouvernement, Ndlr), nous ne sommes pas au bout du compte! Il va falloir mener des réformes plus volontaires, également en Flandre où le taux d’activité reste trop bas.
Profil
– 1967: Naissance à Louvain
– 2001-2008: exerce diverses fonctions au sein de Tractebel et Electrabel
– 2009-2011: dirige la cellule stratégique au cabinet des Finances (sous Didier Reynders)
– 2011: entre au comité de direction de la Banque nationale
– janvier 2019: devient gouverneur de la BNB
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