Philippe Lallemand (CEO d’Ethias): “Il faudrait un ministre de la Prévention”
A l’occasion de la publication des résultats annuels du groupe Ethias, son CEO Philippe Lallemand nous livre sa vision des défis auxquels l’assurance, en collaboration avec les autorités, se doit absolument de répondre, entre pandémies, changements climatiques, cyberattaques, monde virtuel et guerre en Ukraine.
L’an dernier, le groupe d’assurance belge Ethias a dégagé un résultat net de 190 millions d’euros, contre 205 millions en 2020. Un résultat qui reste donc largement positif malgré les inondations de l’été dernier en Wallonie. Ce qui n’empêche toutefois pas son CEO Philippe Lallemand de s’inquiéter de la multiplication des risques dits émergents qui mettent à mal le modèle économique des assureurs. Avec, à terme, “un danger d’exclusion sociale”, dit-il.
TRENDS-TENDANCES. Après la pandémie et les inondations, c’est maintenant une guerre en Europe qui vient bousculer le monde et le rendre plus imprévisible que jamais. L’assurance n’est plus un long fleuve tranquille?
PHILIPPE LALLEMAND. Vous connaissez sans doute le groupe rock français Téléphone et sa chanson Un autre monde. Eh bien, je vous avoue que je suis dans cet état d’esprit-là: je rêve d’un autre monde. En deux ans, nous avons vécu une crise sanitaire hors norme, la prise d’assaut du Capitole aux Etats-Unis, des inondations exceptionnelles, trois tempêtes et puis maintenant la guerre en Ukraine qui voit des êtres humains mourir dans des circonstances épouvantables. Même si Vladimir Poutine décide de déposer les armes, je ne me fais pas d’illusions, ce monde-là ne s’arrêtera pas.
Les assureurs, l’Etat, les Régions mais aussi l’Europe doivent se mettre autour d’une table et imaginer des formules intelligentes de partenariats public privé.
Le monde de Séraphin Lampion (la caricature de l’assureur dans les albums de Tintin) est-il en train de disparaître sous nos yeux?
Les conséquences de l’invasion russe en Ukraine sont énormes. Nous prévoyons pour Ethias une multiplication par quatre de nos coûts énergétiques d’ici 2024. Par ailleurs, je ne veux pas jouer aux Cassandre, mais un choc alimentaire d’envergure mondiale se profile également à l’horizon. Tout ce qui n’est pas semé aujourd’hui en Ukraine, c’est tout simplement ce que nous ne mangerons pas dans un an aux quatre coins de la planète. Dans un autre registre, Peter Piot ( célèbremicrobiologiste belge, anciendirecteur exécutif d’Onusida, Ndlr) qui est un homme raisonnable, estime que les pandémies ne vont faire que s’accroître à l’avenir. Personne ne le souhaite, mais la fonte du permafrost est probable. Quant à la fréquence des catastrophes naturelles, elle pourrait doubler d’ici 2050 dans certains pays comme la France.
La cybersécurité est aussi un nouveau risque majeur, surtout pour les entreprises. Paradoxalement, le secteur s’en occupe peu. Pourquoi?
C’est une erreur collective du monde de l’assurance. La cybercriminalité n’existe pas que dans les films. Elle est partout. Même les hôpitaux sont hackés. Et un jour ou l’autre, ce seront les individus dont on aura volé les données qui seront rançonnés. Le problème, c’est que les hackeurs ne sont pas sanctionnés. C’est un énorme trou dans la raquette qui explique pourquoi les assureurs offrent de moins en moins de couverture contre le risque cyber. Objectivement, ce n’est pas normal. La cybercriminalité crée des lésions aux individus et aux structures qui en sont victimes. Chez Ethias, nous continuons à assurer les collectivités contre le risque cyber. Mais faute de solution adéquate en termes de législation, nous n’étendons pas cette couverture aux particuliers.
Une autre révolution qui est en train d’émerger, c’est le métavers. Qu’en pensez-vous?
Les révolutions, vous savez généralement où elles commencent mais jamais où elles se terminent. Il y a parfois des issues qui n’étaient pas du tout recherchées au départ. Le métavers est un monde virtuel ludique dans lequel les individus vont de plus en plus se renfermer. C’est aussi un univers marchand qui se construit en dehors du pays, sans le moindre kopeck en termes de revenus fiscaux pour la Belgique. Ethias va payer cette année 44 millions d’impôts en plus des 105 millions de dividendes que nous verserons à nos actionnaires. Dit autrement, le métavers est pour moi l’expression extrême de l’individualisme.
Nouveau monde, nouveaux risques: comment intégrer cette nouvelle réalité quand on est un assureur direct comme Ethias?
Anticiper les risques dits émergents et réduire leurs conséquences reste bien évidemment au coeur de notre métier. Mais les assureurs ne sont pas en mesure de tout supporter. C’est la raison pour laquelle je plaide depuis plusieurs années pour davantage de collaboration entre le privé et le public. Avec mes collègues du secteur, les réassureurs et les autorités, nous devons mettre en place des solutions à grande échelle si nous voulons pouvoir continuer à protéger au mieux les citoyens, les entreprises et la société en général. Les assureurs, l’Etat, les Régions mais aussi l’Europe doivent se mettre autour d’une table et imaginer des formules intelligentes de partenariats public privé, ce que l’on appelle les PPP, qui anticipent les phénomènes. En fait, il faudrait un ministre de la Prévention qui incarne une ligne de conduite avec ses collègues de l’Intérieur, de la Défense nationale, etc. Envoyer des messages d’alerte en cas de catastrophe naturelle, cela ne coûte rien. Il faut juste une ligne de commandement. On pousse sur un bouton et les SMS partent. Il faut installer cette culture de la prévention.
Ethias est un champion local plus que jamais indispensable.
A défaut de quoi, le danger, c’est l’écrémage?
Ce qui risque de se passer effectivement, c’est que de plus en plus d’assureurs n’offrent plus de protection dans les régions qui risquent d’être impactées, par des chocs liés à l’eau par exemple. Il y a, à terme, un danger d’exclusion sociale. Et pas uniquement en Wallonie. Les conséquences de la fameuse vague qui emporte 20 mètres peuvent être catastrophiques pour le bord de mer. Bord de mer qui, je vous le rappelle, ne se trouve pas uniquement à Knokke, mais aussi à Zeebrugge, etc.
Qui porte aujourd’hui la plus grande charge des remboursements liés aux inondations de l’été dernier: les assureurs ou les contribuables wallons?
Les dégâts devraient tourner autour des deux milliards d’euros. L’accord conclu entre Assuralia et le gouvernement wallon prévoit un effort financier supplémentaire de la part des assureurs qui doublent leur intervention légale. Laquelle, sinon, aurait été limitée à un total de 335 millions d’euros. Le gouvernement wallon, lui, payera le surplus des indemnisations en empruntant l’argent aux assureurs, soit un bon milliard d’euros. Il s’agit en fait d’un prêt sans intérêt accordé à la Région wallonne qui sera remboursé sur huit ans. Bref, ce sont les assureurs qui avancent les fonds au profit des sinistrés et qui jusqu’à présent paient tout.
A combien s’élève l’impact financier rien que pour Ethias?
Environ 13.000 dossiers de sinistre ont été ouverts. A ce stade, nous avons indemnisé quasiment toutes les victimes et le coût net s’élève à 67 millions d’euros.
Malgré cela, vos résultats pour 2021 restent largement positifs, avec un résultat opérationnel même supérieur à ce qu’il était un an auparavant. Comment cela se fait-il?
C’est le résultat d’une stratégie, qu’il m’a été autorisé de développer, non seulement quantitative (gestion des paramètres, compétences, vision, etc.) mais aussi qualitative. Ethias est aujourd’hui l’une des meilleures marques du pays, et ce grâce au fait que nous avons multiplié les initiatives visant à cultiver notre différence. Sur le plan des revenus, nous n’avons jamais signé autant de contrats avec le secteur public qu’en 2021. D’un autre côté, nous arrivons à très bien maîtriser nos coûts. Grâce au travail accompli ces dernières années, nous n’avons aucune difficulté à recruter des talents. Et ce sans avoir un impact inflatoire sur les salaires.
Ces nouveaux profils, pour quoi viennent-ils? Pour le “brand purpose”, comme on dit, c’est-à-dire pour la raison d’être d’Ethias?
C’est clair. L’ADN d’une entreprise comme Ethias qui existe depuis un siècle, c’est d’aider les gens. Si c’est juste pour percevoir des primes, quelqu’un qui est à New York ou à Los Angeles peut très bien le faire avec des plateformes numériques. Non, le rôle d’un assureur n’est pas d’envoyer un chèque après un mois quand vous avez une fuite dans un plafond. C’est de trouver rapidement un plombier qui vient couper la fuite et un plafonneur qui répare les dégâts. C’est cela, le job d’un assureur: de plus en plus de prestations en nature et pas simplement pécuniaires. C’est ce qui compte pour le client. Recevoir de l’argent mais toujours avoir un trou dans son plafond, cela n’aide pas.
Vous pouvez aussi compter sur l’apport de votre filiale informatique NRB, qui est loin d’être négligeable…
En effet, grâce à ce modèle, nos coûts IT ont diminué l’an dernier de 20 millions d’euros. Le pay-out ratio de 50% nous apporte aussi un dividende de 13 millions. Ici aussi, cela peut paraître très saugrenu d’avoir garder une filiale informatique alors que beaucoup d’assureurs ont revendu la leur. C’était un pari qui s’avère aujourd’hui payant à l’heure où le monde de l’assurance se digitalise de plus en plus.
Pourtant, vous venez de lancer l’Ethias Truck, un camion itinérant qui va à la rencontre des clients.
Le contact physique reste indispensable. Même chez les jeunes, certains ne maîtrisent pas l’accès au digital. Je caricature peut-être un peu: ils savent utiliser TikTok mais ne savent pas souscrire un contrat en ligne. Et plus vous montez dans les âges, moins de personnes savent utiliser le digital. Avec le truck Ethias, c’est la possibilité d’aider à remplir des contrats, à donner des explications, etc. Mais c’est aussi d’aider à utiliser les outils digitaux.
En fait, le “stand alone” d’Ethias est une bonne chose, si l’on regarde l’actualité?
Ethias est un champion local plus que jamais indispensable. Les crises successives montrent bien que ce que l’on appelle en français le “localisme”, c’est-à-dire le fait d’avoir des acteurs nationaux sur lesquels on peut compter, qui peuvent pallier des carences venant de l’extérieur ou qui peuvent multiplier les gestes d’aide envers la population et les institutions, devient aujourd’hui de plus en plus important à tout point de vue. La notion d’aide prend aujourd’hui une consistance forte sur le plan économique. Quand le gouvernement demande à la SFPI de prendre 6,3% d’Ageas, c’est bien pour cela. Avoir à sa disposition des centres de décisions strictement belges devient un axe stratégique fondamental dans un monde économiquement et socialement turbulent.
Profil
– Né en 1962
– 1986. Diplômé en droit de l’Université de Liège, puis de l’Ecole nationale de fiscalité et des finances en 1988
– 1987. Entame sa carrière au ministère des Finances
– 1992. Rejoint l’Institut Emile Vandervelde, qu’il dirige de 1995 à 1999
– 1999. Passe chez Ethias. Il en devient directeur des ressources humaines en 2004, puis du département “entreprises et collectivités” en 2009
– 2017. Est nommé CEO d’Ethias
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