Osez parler patrimoine en famille
Ceux qui ont le luxe de pouvoir mettre chaque mois de l’argent de côté pour leurs enfants et petits-enfants bénéficieront pleinement de l’effet boule de neige. Mais arrive un moment où il est également nécessaire d’impliquer ces générations suivantes.
Le 14 septembre dernier, Yvon Chouinard annonçait que la planète serait désormais le seul actionnaire de Patagonia, la marque de vêtements de loisirs qu’il a fondée en 1972. Patagonia avait pourtant déjà changé sa mission en “We’re in business to save our home planet” en 2018. Mais cette décision n’allait manifestement pas encore assez loin pour son fondateur. Comme tant d’entrepreneurs, Yvon Chouinard (84 ans) était arrivé à cet âge où l’on commence à réfléchir à sa qualité de mortel. Sauf qu’il a opté pour une réponse assez radicale à la question de savoir ce qui devait advenir de son entreprise à son décès.
L’homme a finalement résolu son problème en cédant 100% des droits de vote liés à ses actions Patagonia au Patagonia Purpose Trust, créé pour protéger les valeurs de l’entreprise, et 100% de la valeur économique de sa participation – sans droit de vote – à Holdfast Collective, une association à but non lucratif qui lutte contre la crise climatique et protège la nature. Chaque année, la totalité du bénéfice distribué par Patagonia refluera ainsi vers cette association. Il s’agit d’une steward ownership, une structure particulière dans le cadre de laquelle un “majordome” veille au respect de la mission de l’entreprise et aux intérêts de toutes les parties prenantes.
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“Que des personnes fortunées versent de l’argent à des associations n’a rien de neuf. Pensez à la Fondation Bill & Melinda Gates, qui peut soutenir des oeuvres caritatives grâce aux bénéfices générés par Microsoft depuis les années 1990. Sauf que la manière dont Yvon Chouinard a organisé ce soutien est relativement innovante”, estime le planificateur financier indépendant Jo Stremersch, cofondateur du bureau anversois Stremersch, Van Broekhoven & Partners. Ici, le pouvoir décisionnaire est en effet entièrement séparé des intérêts financiers de l’entreprise. Yvon Chouinard tente ainsi d’éviter qu’après sa mort, des décisions soient prises qui, bien qu’elles génèrent énormément de bénéfices, ne serviraient pas nécessairement les intérêts de l’entreprise, ses travailleurs et notre planète.
Plus forts ensemble
Mais toute le monde n’est pas Yvon Chouinard. En règle générale, la plupart de ceux qui ont un peu d’argent de côté veulent simplement impliquer leurs enfants, voire leurs petits-enfants, dans la gestion de leurs économies. Certes, ils souhaitent souvent aussi transmettre leur “vision” à la génération suivante, mais la plupart n’iront pas aussi loin qu’Yvon Chouinard, même si cette notion de “vision” doit ici s’entendre au sens le plus large. “Imaginez que vous ayez une collection d’oeuvres d’art ou de timbres rares: vous ne voudrez peut-être pas que vos enfants la vendent pour une bouchée de pain à votre mort”, poursuit Jo Stremersch.
Quelles sont les valeurs de notre famille et comment souhaitons-nous les réaliser? quel pourcentage du portefeuille allons-nous investir dans de l’immobilier, des actions ou des obligations? quelle part des revenus allons-nous retirer de ce patrimoine, et pour financer quoi? quelle part de ces revenus va en revanche grossir chaque année le patrimoine? “Voilà autant de questions sur lesquelles les membres de la famille doivent si possible trouver un consensus”, énumère Jo Stremersch.
Fragmenter le pouvoir
Il n’est évidemment pas toujours possible d’atteindre l’unanimité recherchée. Si la base commune est insuffisante, alors ne restent guère d’autres solutions que de partager le patrimoine au décès des parents. “Mais il arrive qu’une partie de ce patrimoine soit bloquée dans de l’immobilier ou une entreprise familiale et qu’il soit alors difficile d’organiser ce partage”, remarque également Jo Stremersch.
Avant, il y avait beaucoup de non-dits: le pater familias tirait toutes les ficelles, il était le seul à vraiment connaître la situation globale. C’est moins le cas aujourd’hui.
Il existe d’ailleurs encore d’autres raisons de réunir la famille: pour réaliser des objectifs communs, parce qu’une famille unie pèsera d’un poids plus lourd dans les inévitables négociations avec le gestionnaire du patrimoine, les avocats et les conseillers financiers… “Plus le patrimoine est important, meilleure sera votre position dans les discussions à venir. Si vous partagez le patrimoine entre enfants, vous fragmentez aussi leur pouvoir de négociation”, explique Jo Stremersch. Des holdings cotés en Bourse comme Sofina, Brederode, GBL, D’Ieteren, Ackermans & van Haaren, Bois Sauvage et Floridienne montrent bien l’ampleur que peut prendre un patrimoine familial si l’on parvient à le préserver.
Changement de style
“Je vois qu’à partir d’ un certain âge, la plupart des parents sont prêts à s’asseoir autour d’une table avec leurs enfants, constate Jo Stremersch. Cela se produit souvent entre 65 et 70 ans, même s’il arrive aussi que des octogénaires actifs et en pleine santé veuillent encore garder fermement les rênes. Auparavant, il y avait beaucoup de non-dits dans les familles: le pater familias tirait toutes les ficelles, il était le seul à vraiment connaître la situation globale. C’est moins le cas aujourd’hui. La transparence est plus grande.”
L’époque où le pater familias décidait seul de ce qui devait advenir de la fortune familiale semble révolue, et c’est peut-être une bonne chose. “Les parents peuvent en apprendre beaucoup sur l’argent à leurs enfants, mais ces derniers ne sont pas en reste”, poursuit le conseiller. N’est-il pas fréquent que des enfants aident leurs parents à maîtriser une nouvelle technologie? Les jeunes sont également plus ouverts aux nouveautés.
Dans la pratique, il est peu indiqué d’impliquer des adolescents de 14 à 16 ans dans ces discussions.
“Je remarque que les investissements durables intéressent davantage les plus jeunes”, note à ce sujet le cofondateur de Stremersch, Van Broeckhoven & Partners. “Mais en réalité, les plus jeunes générations ont toujours voulu améliorer le monde. Dans les années 1980, la jeunesse était très présente dans les manifestations contre le déploiement d’armes nucléaires en Belgique. Aujourd’hui, les jeunes marchent pour le climat.”
Et selon Jo Stremersch, les femmes ont plus souvent tendance que les hommes à prendre en considération la situation dans son ensemble. Elles sont également plus ouvertes aux préoccupations des enfants quant à l’empreinte écologique du portefeuille. Les voix des femmes et des jeunes enrichissent ainsi le débat sur le devenir du patrimoine…
Mieux vaut parfois attendre…
“Dans la pratique, il est peu indiqué d’impliquer des adolescents de 14 à 16 ans dans ces discussions”, estime Matthieu Janssens, spécialiste en planification successorale au bureau de gestion de patrimoine Truncus. Et pas uniquement pour leurs connaissances lacunaires des affaires d’argent. Le comportement des ados n’est pas toujours prévisible. Certains pourraient se répandre sur la fortune ou les éventuels problèmes financiers de la famille. Sans parler de ceux qui essaieront de soutirer autant d’argent possible à leurs parents. Autant qu’ils ignorent l’ampleur précise du patrimoine familial…
“Parfois, des clients avec des enfants très jeunes viennent me demander conseil, généralement dans une optique fiscale. Mais il n’est pas toujours indiqué de mettre sur pied des structures particulières dans le seul but d’économiser des impôts, rappelle Matthieu Janssens. Mieux vaut parfois attendre un peu avant d’organiser sa succession. Et réduire le risque de droits de succession trop élevés – en ligne directe: jusqu’à 27% en Flandre et 30% Wallonie et à Bruxelles – en souscrivant une assurance-vie. Les parents s’accorderont ainsi un peu temps pour exécuter leur planification patrimoniale.”
Tout dépend de l’objectif poursuivi mais je dirais que 25 ans est un bon âge pour expliquer le patrimoine familial aux enfants.
Si de jeunes enfants sont impliqués, le conseiller recommande de ne leur céder que la propriété économique, les parents conservant le contrôle juridique jusqu’à un certain âge. “Evidemment, tout dépend de l’objectif poursuivi, concède Matthieu Janssens. Si vous me posez la question, je dirais que 25 ans est un bon âge pour expliquer le patrimoine familial aux enfants. Il sera ensuite possible de les impliquer peu à peu dans la gestion et la prise de décision à partir de 30 ans.” Ces âges ne sont naturellement pas gravés dans le marbre, mais ils montrent que les enfants doivent parcourir un processus d’apprentissage avant de pouvoir s’asseoir autour de la table en tant que partenaire à part entière. Chacun doit bénéficier d’une formation et apprendre à parler la même langue…
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Et à partir de quel âge peuvent-ils participer aux décisions? “Quand ils ont atteint une maturité suffisante, répond Jo Stremersch, non sans pirouette. Généralement, il faut déjà quelques années de carrière avant d’être capable d’appréhender un patrimoine en adulte responsable, ce qui nous porte à environ 25 ans. Certains pourront s’asseoir autour d’une table avec leurs parents à 20 ans, alors que d’autres ne seront pas encore prêts à 35 ans. Vous ne voudrez pas non plus demander à un enfant de diriger un empire. Louis XIV a été couronné à son 15e anniversaire, mais il a longtemps eu un régent.”
Avec quels conseils?
Faut-il pour autant impliquer immédiatement des avocats ou des conseillers dans la discussion? Pas forcément. Certaines familles pourront simplement se reposer sur des dispositions prises ensemble. “Si les membres de la famille parviennent systématiquement à aplanir leurs différends et à prendre des décisions qui satisfont toutes les parties, il n’est pas toujours nécessaire de mettre sur pied une structure formelle”, admet Matthieu Janssens.
D’autant qu’il est possible d’assortir des donations de conditions. Imaginez que des parents veuillent faire don de la moitié de leur portefeuille d’investissement à leurs enfants. Il est possible d’ouvrir un compte-titres en indivision, disons en copropriété, de sorte que les enfants deviennent chacun propriétaire d’un quart et les parents restent propriétaires de la moitié. Ces derniers pourront alors continuer à administrer le portefeuille, mais on peut aussi en sous-traiter la gestion.
Une telle solution peut également s’envisager avec un immeuble de rapport. Les parents peuvent éventuellement décider de conserver l’usufruit et donc de percevoir la totalité des dividendes ou revenus locatifs. “Sachez cependant qu’en cas de décès, certaines banques transmettent au fisc les informations relatives à un compte détenu en indivision comme si le défunt en était le seul titulaire, prévient Jo Stremersch. Vous devrez alors pouvoir prouver quelle partie du patrimoine appartenait à qui. Sans quoi, les héritiers paieront des droits de succession sur la totalité des avoirs.”
L’objectif de la plupart des parents, c’est que les enfants aient peu à peu le sentiment de pouvoir participer aux décisions.
“Si les frères et soeurs s’entendent moins bien, je conseillerais au père ou à la mère de mettre le plus grand nombre de dispositions possibles sur papier de leur vivant, embraye Jo Stremersch. Pour éviter une troisième guerre mondiale après leur décès, ils peuvent aussi faire établir un pacte successoral chez le notaire. Qu’il s’agisse d’une famille classique ou d’une famille recomposée, il est alors possible de convenir d’une future répartition équitable du patrimoine des parents, le notaire intervenant comme un arbitre entre les enfants”.
Différentes structures possibles
La société simple est la structure la plus simple pour héberger une fortune familiale, mais elle oblige à tenir une comptabilité. “Si vous transférez votre patrimoine dans une société simple et faites don d’une partie des actions aux enfants, ils pourront d’abord vous regarder gérer le patrimoine depuis la banquette arrière, puis prendre le volant”, explique Jo Stremersch. Matthieu Janssens souligne que le règlement de la société peut prévoir plusieurs phases. “Les parents peuvent d’abord montrer aux enfants comment ils procèdent et conserver toutes les voix. Dans une deuxième phase, les enfants deviendront des partenaires à part entière, avec autant de voix. Ensuite, dans une troisième phase, les parents feront un pas de côté, les enfants acquerront la totalité des voix et les parents ne joueront plus qu’un rôle consultatif.”
“Les parents qui veulent conserver un contrôle et un pouvoir décisionnaire total sur leur donation doivent réfléchir aux implications fiscales, insiste Jo Stremersch. Le fisc pourrait en effet décider qu’il n’y a fondamentalement pas été question de donation et facturer des droits de succession sur la totalité du patrimoine en cas de décès. Mais l’objectif de la plupart des parents est que les enfants aient peu à peu le sentiment de pouvoir participer aux décisions.”
Si les membres d’une famille parviennent à prendre des décisions qui satisfont toutes les parties, ils ne doivent pas forcément mettre sur pied une structure formelle.
Une société coopérative ou une société ordinaire dotée d’une personnalité juridique est également envisageable, même si les obligations administratives sont un peu plus lourdes que pour la société simple. “Une société qui possède une personnalité juridique sera soumise à l’impôt des sociétés. La société simple est fiscalement transparente: les actionnaires sont imposés sur la partie des revenus qui leur revient via l’impôt des personnes physiques, ajoute encore Matthieu Janssens. Les entrepreneurs qui ont eu l’habitude de travailler en société pendant toute leur vie professionnelle n’éprouveront aucune difficulté à héberger également le patrimoine familial dans une société. Souvent, ils placeront alors une société au-dessus de la société existante, pour la partie privée de leur patrimoine.” Quand une société n’exerce aucune activité opérationnelle et n’héberge que des actions de sociétés filiales, on parle alors de holding.
Question de taille
“Si le patrimoine n’excède pas le demi-million d’euros, il est rare que les frais de telles structures en justifient les avantages, note toutefois Matthieu Janssens. Je dirais même qu’ un patrimoine minimal de 1 à 2 millions d’euros est nécessaire pour qu’il soit rentable de créer une société simple. Mais il est difficile d’accoler automatiquement des montants. Chaque cas doit être évalué séparément. Pour les fondations, je dirais généralement qu’il faut disposer d’un patrimoine d’au moins 10 millions d’euros.”
D’un point de vue juridique, une fondation permet un contrôle plus strict.
“La fondation privée belge peut se révéler très utile pour protéger certains intérêts familiaux, comme un patrimoine ou des personnes qui ont besoin de soins, explique Jo Stremersch. Les familles peuvent également opter pour la fondation néerlandaise avec certification et conditions d’administration. Auparavant, les familles fortunées faisaient souvent ce choix parce qu’aucun cadre équivalent n’existait en Belgique. Aujourd’hui, les deux types de fondations peuvent s’envisager. Elles ont chacune leurs avantages et leurs inconvénients.” Les familles fondatrices Boone et Stevens, par exemple, gèrent toujours la moitié des actions du fabricant de biscuits Lotus Bakeries par le biais d’une Stichting AdministratieKantoor, une fondation de droit néerlandais.
Toucher des dividendes
Les actions figurent alors au bilan de la fondation et les membres de la famille reçoivent un certificat assorti de droits économiques en échange de leur participation dans l’entreprise. Les détenteurs des certificats peuvent, par exemple, toucher les dividendes. En cas de vente de leurs certificats, ils se verront verser la valeur de leurs actions. La vision des familles fondatrices est ancrée dans les statuts et les administrateurs de la fondation sont chargés de la mettre en oeuvre. “L’organisation est nettement plus lourde et les règles sont plus nombreuses que dans le cadre d’une société simple mais d’un point de vue juridique, une fondation permet un contrôle encore plus strict”, explique Matthieu Janssens.
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