L’indépendance des banques centrales, une idée fragile


Donald Trump voudrait obliger la Fed à abaisser ses taux. Un souhait qui rappelle que dans l’histoire, les banques centrales n’ont pas toujours été indépendantes du pouvoir politique.
La mise au pas des agences étatiques entreprise par Donald Trump pourrait se heurter bientôt à un très gros morceau : la Réserve fédérale. Car la Fed n’est pas une institution comme une autre. Non seulement son champ d’action est crucial : en tant que banque centrale, elle est responsable de la politique monétaire, mais elle est aussi le gendarme des banques. Et c’est une institution qui, depuis des décennies, est indépendante du pouvoir politique.
“Mister Too Late”
Aujourd’hui, cependant, Donald Trump voudrait mettre la banque centrale sous sa coupe. Les États-Unis font face à des turbulences économiques et financières inédites, causées par la politique économique disruptive du président américain. Pour en atténuer la douleur, Donald Trump voudrait que la Fed abaisse ses taux d’intérêt, comme la Banque centrale européenne vient de le faire de nouveau en avril. Mais le président de la Fed, Jerome Powell, et ses collègues siégeant au conseil des gouverneurs de la banque centrale ne bougent pas car ils sont liés par un double mandat. La Fed doit à la fois préserver l’emploi et combattre l’inflation.
Au niveau de l’emploi, le chômage reste très bas aux États-Unis : l’impact négatif de la politique de Donald Trump ne se fait pas encore sentir. C’est autre chose pour l’inflation, qui semble aujourd’hui plus rebelle, car les tarifs douaniers ont pour effet mécanique d’augmenter les prix des produits importés et de raréfier l’offre de biens, ce qui augmente aussi les prix. Résultat : l’indicateur d’inflation basé sur les dépenses de consommation des ménages affichait en mars une hausse de 2,8%, un peu trop forte pour inciter la Fed à relâcher la pression sur les taux d’intérêt.
Cette position attentiste enrage Donald Trump qui lance tweet sur tweet contre “Mister Too Late”, alias Jerome Powell, un républicain que, pourtant, Donald Trump avait placé à la tête de la Fed en 2018. Mais le président américain l’accuse aujourd’hui d’avoir systématiquement un temps de retard dans le cycle de baisse des taux, un retard qui pousserait l’économie américaine vers la récession. “Il peut y avoir un ralentissement de l’économie à moins que Monsieur Trop Tard, un grand perdant, ne baisse les taux d’intérêt, maintenant”, fulminait Donald Trump le 21 avril. Quelques jours auparavant, il s’était même montré très menaçant à l’égard de Jerome Powell, dont le mandat à la présidence de la Fed se termine normalement en mai 2026 : “Si je veux qu’il parte, il partira vite fait, croyez-moi”.
“Si je veux que Jerome Powell parte, il partira vite fait, croyez-moi.” – Donald Trump
Les raisons de l’indépendance
Cette attaque contre le président de la Fed était sans doute trop brutale et Donald Trump, sur les conseils de son secrétaire d’État au Trésor Scott Bessent, rétropédalait deux jours plus tard, déclarant qu’il n’avait “jamais eu l’intention de limoger Powell”. Il ajoutait cependant : “j’aimerais qu’il soit un peu plus actif avec son idée de baisser les taux d’intérêt”, confirmant cette idée qu’une banque centrale doit être au service du pouvoir exécutif.
Or, cela va vraiment à l’encontre de tous les principes actuels de la politique monétaire. Comme l’indique la Banque centrale européenne sur son site internet : “l’indépendance politique de la BCE est essentielle à la réalisation de son objectif principal de maintien de la stabilité des prix. C’est un élément fondamental du système monétaire de la zone euro”.
Pourquoi ? Parce que “si les gouvernements exerçaient un contrôle direct sur les banques centrales, les dirigeants politiques pourraient être tentés de modifier les taux d’intérêt à leur avantage afin de favoriser la croissance économique à court terme ou d’utiliser la monnaie de banque centrale pour financer des mesures populaires, ce qui serait très préjudiciable à l’économie sur le long terme”, explique encore la BCE.
Un concept récent
Mais il n’en a pas toujours été ainsi. En réalité, l’indépendance des banques centrales est un concept relativement récent. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, si le pouvoir politique concédait une certaine autonomie aux banquiers centraux, ceux-ci étaient en lien étroit avec l’exécutif, poussant parfois la banque centrale à prendre des décisions censées aider le gouvernement mais déstabilisant la politique monétaire.
L’épisode le plus traumatisant, pour les Allemands, fut sans doute celui de la République de Weimar. Au sortir de la Première Guerre mondiale, le gouvernement allemand pousse la Reichsbank, la banque centrale allemande, à imprimer massivement de la monnaie. On connaît la suite : incapable de maîtriser la hausse des prix, l’Allemagne sombre dans l’hyperinflation en 1923, avec des prix qui doublent parfois en quelques heures.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, et des années après, la Fed était aussi sous la coupe du pouvoir politique, qui lui demandait de garder les taux très bas pour financer l’effort de guerre. Ce n’est qu’en 1951 qu’un accord libère la Fed de cette obligation, lui permettant de mener une politique monétaire indépendante axée sur la stabilité économique et le contrôle de l’inflation.
Le modèle Volcker
Une autre date importante dans ce combat pour l’émancipation est celle de 1979. Lors des deux chocs pétroliers de 1973 et 1979, les banques centrales des pays industrialisés aidèrent les gouvernements en favorisant plus ou moins directement la croissance de la masse monétaire, c’est-à-dire la masse d’argent en circulation. Mais cette abondance d’argent eut vite pour conséquence d’enflammer l’inflation. Il a fallu que Paul Volcker, patron de la Fed à partir de 1979, rehausse fortement les taux pour arrêter la spirale diabolique de la hausse des prix. Cela a plongé l’économie américaine en récession et lui a valu l’inimitié de Ronald Reagan, devenu président quelques mois après la nomination de Volcker. Mais la liberté d’esprit de Volcker lui valut aussi d’être un modèle pour les banquiers centraux : Fons Verplaetse, quand il était à la tête de la BNB, avait placé le portrait du gouverneur de la Fed bien en vue dans son bureau.
1951, 1979… une troisième date marque l’indépendance des banques centrales à l’égard du politique : 1993. C’est à ce moment, en préparation de l’arrivée de l’euro et de la naissance de la BCE, qui verra le jour en 1998, que les pays des diverses banques centrales qui vont former l’Eurosystème modifient leur législation pour graver dans le marbre cette indépendance à laquelle l’Allemagne, fortement marquée par la crise des années 1920, tenait absolument. Ainsi, l’indépendance de la Banque nationale est formellement consacrée par la loi du 20 avril 1993, qui modifie les statuts de la BNB pour garantir son autonomie vis-à-vis du gouvernement et interdire tout financement monétaire direct des pouvoirs publics.
On le voit, l’indépendance des banques centrales n’est pas gravée dans le marbre. C’est une idée qui date au mieux de trois quarts de siècle, et qui est encore fragile, aux États-Unis en tout cas.
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