L’euro numérique, poussé par la BCE, est regardé avec circonspection par les banques européennes. Elles estiment que le projet est lourd et très cher, alors qu’elles travaillent déjà à un autre système de paiement européen.
Lorsque l’on est en Europe et que l’on veut effectuer un paiement transfrontalier, voire lorsque l’on veut payer dans l’un des 13 pays de la zone euro qui ne disposent pas de schéma de paiement propre, on se tourne vers Visa et Mastercard. Les deux géants américains traitent à eux seuls les deux tiers des paiements par cartes de l’Union européenne.
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Un projet poussé par la BCE
“La dépendance de l’Europe envers les fournisseurs de paiement étrangers a atteint des niveaux frappants”, avertissait récemment Philip Lane, le chief economist de la Banque centrale européenne. Dès lors, la BCE pousse à l’adoption en Europe de l’euro numérique, un nouveau système de paiement qui ferait en sorte que les Européens aient, à côté de leur compte en banque, un compte ouvert auprès de la banque centrale. Il serait abondé en euros numériques, avec lesquels ils pourraient payer digitalement dans la zone euro aussi facilement qu’avec des pièces et des billets.
Ce projet de création d’un cash digital résoudrait ce problème de souveraineté monétaire. Il aurait aussi l’avantage, pour la BCE, de pouvoir compenser la baisse de l’utilisation des pièces et des billets en créant un autre type de cash sur lequel la banque centrale garderait la main. Mais si l’idée séduit sur le papier, elle risque en pratique d’être extrêmement lourde et onéreuse pour les banques et les commerçants qui devraient construire un nouveau système de paiement à partir de rien.
Cher et complexe
“La complexité est grande, affirme Carlo Bovero, global head of card and innovative payments chez BNP Paribas. On risque de construire un système au fonctionnement très lourd, difficile à mettre en place.” Pour les banques, l’arrière-cuisine de ce projet – les infrastructures nécessaires pour intégrer l’euro numérique – représente un énorme défi. “Les estimations, encore en cours, pourraient atteindre d’importants montants pour l’ensemble du secteur bancaire européen”, souligne Carlo Bovero.
À ce coût de développement majeur – on parle de milliards, voire de dizaines de milliards d’euros – viendrait s’ajouter un autre : car pour alimenter leur compte en euros numériques, les clients puiseraient évidemment dans leurs comptes en banque, ce qui réduirait donc les bilans des banques et le montant de leurs liquidités. “Moins de liquidités, c’est moins de capacité à accorder des crédits et financer l’économie”, souligne Carlo Bovero.
Cette volatilité des dépôts pourrait affecter la stabilité financière et le produit net bancaire des banques européennes. La BCE est certes consciente de ces enjeux. Elle songe à instaurer une limite de détention d’euros numériques et travaille sur des estimations pour évaluer l’impact sur l’économie européenne. Mais on voit que l’euro numérique touche à des cordes très sensibles.
Travailler sur l’interopérabilité
Les banques européennes accueillent donc le projet assez froidement, d’autant qu’elles estiment qu’il existe un moyen plus rapide, moins cher et plus simple de construire un système de paiement européen : il s’agit de travailler à l’interopérabilité des systèmes existants, et de continuer à développer EPI, le projet de système de paiement européen soutenu par 16 grandes banques européennes, parmi lesquelles on trouve quatre grandes banques présentes en Belgique : BNP Paribas, ING, Belfius et KBC.
L’objectif d’EPI est de développer une solution de paiement unique et standardisée pour toute l’Europe, couvrant les paiements de personne à personne (P2P), de personne à professionnel (P2Pro), les achats en ligne (E-Commerce) et en magasin. EPI s’appuie sur les paiements instantanés et vise à offrir une expérience utilisateur fluide et sécurisée via un portefeuille numérique unique. Ce portefeuille, connu sous le nom de Wero, sera accessible via les applications bancaires des banques participantes ou via une application Wero dédiée. La phase pilote a débuté fin 2023. Le déploiement commercial a commencé en 2024 et l’objectif est d’étendre les fonctionnalités aux paiements en ligne l’année prochaine et plus tard en magasin, et de s’étendre à d’autres pays européens.
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“EPI a construit une plateforme de paiement paneuropéenne unique, sûre et à la pointe de la technologie, dotée de capacités multi-pays, qui peut fonctionner sur tous les marchés européens pour les transactions locales et transfrontalières. À ce stade, Wero compte déjà plus de 40 millions de clients inscrits et est pleinement fonctionnel pour les paiements P2P et P2Pro”, soulignent les 16 banques qui portent le projet dans une lettre ouverte publiée il y a trois semaines.
Des banques aux capacités limitées
“La solution consiste en effet à utiliser un standard européen de paiement qui existe déjà, qui a été lancé par la Commission européenne il y a quelques années : l’instant payment, explique Carlo Bovero. Les divers systèmes de paiement – EPI, mais aussi au niveau national (Bancomat Pay en Italie ou Bizum en Espagne…) – ont un atout majeur : ils sont basés sur un système qui repose sur un standard européen. Par rapport à la création d’un euro numérique, la complexité de connecter les réseaux existants est fortement réduite parce que l’arrière-cuisine est commune.” En plus, des champions nationaux “cartes” existent déjà et assurent la souveraineté dans leur pays : Carte Bancaire en France, Bancomat en Italie ou Bancontact en Belgique.
“Il faut donc se mettre d’accord – et nous avons commencé à y travailler – sur la partie “front” (la partie visible, ndlr) afin que demain les consommateurs puissent payer avec leur téléphone dans un magasin ou payer sur un site web avec leur portefeuille Wero. Il faut trouver un accord entre tous les schémas de paiement nationaux, mais une fois que nous aurons atteint cette interopérabilité, cette solution de paiement européenne sera beaucoup plus facile, rapide et légère que l’euro numérique.”
“Nous sommes convaincus qu’il existe déjà des solutions pour répondre à ce besoin légitime de souveraineté européenne.” – Carlo Bovero
Investissements importants de la part des banques
Car, ajoute Carlo Bovero, les banques ont déjà réalisé des investissements importants. Leur capacité d’investissement est limitée.
“Si, en plus de la nécessité d’investir pour obéir aux diverses réglementations et pour développer EPI, les banques doivent aussi investir dans le projet d’un euro numérique, le risque est qu’elles devront faire des arbitrages, avertit-il. Ce serait dommage alors qu’il existe déjà en Europe des atouts importants. Il faut créer ce réseau, aboutir à cette acceptation commune des différents schémas nationaux et convaincre les pays qui n’ont pas de schéma domestique d’en lancer un, ou d’adopter un système existant. Cela ne devrait pas être trop lourd pour eux. Nous sommes convaincus qu’il existe déjà des solutions pour répondre à ce besoin légitime de souveraineté européenne.”
Carlo Bovero espère des annonces de collaboration entre systèmes nationaux dans les prochains mois.