Le gouvernement promet une ouverture maîtrisée du capital. Mais derrière le discours policé, les vrais enjeux ressemblent davantage à un pari risqué dicté par les finances publiques.
En Belgique, certains dossiers financiers ressemblent à des revenants : ils disparaissent quelques années pour mieux réapparaître au moment où on s’y attend le moins. Belfius en est l’exemple parfait. Sauvée dans la douleur après la débâcle Dexia en 2011, transformée en banque publique au capital intégralement détenu par l’État, elle revient aujourd’hui sur le devant de la scène. Cette fois, non pas parce qu’elle vacille, mais parce qu’elle est jugée trop précieuse pour ne pas être partiellement vendue.
L’opération est présentée comme une “modernisation”, une “ouverture du capital”, et non comme une privatisation. Le vocabulaire compte, tant la sensibilité politique est forte. Mais les mots ne masquent pas le fond : le gouvernement veut encaisser 2 milliards d’euros pour réduire la dette en 2026. Et pour y arriver, Belfius est devenue la cible idéale.
Une logique budgétaire avant tout
Officiellement, la manœuvre vise à diversifier l’actionnariat et à donner de nouveaux partenaires à la banque. Officieusement, il s’agit surtout de combler un trou dans les finances publiques. Les autres participations de l’État ne sont pas liquidables sans casse. Vendre bpost ou Proximus aujourd’hui équivaudrait à brader, tant leurs cours sont bas. Euroclear et Ageas sont jugés stratégiques pour l’ancrage belge. BNP Paribas reste une option, mais l’État y détient une part trop rentable pour s’en séparer. Avec ses 300 millions de dividendes annuels, BNP rapporte plus qu’elle ne coûte. Belfius, elle, apparaît comme un compromis : on peut en céder une tranche de 20% sans perdre la majorité et en continuant de toucher les dividendes.
Le mécanisme imaginé est simple : augmenter le pourcentage de bénéfices reversés aux actionnaires. Aujourd’hui, Belfius distribue environ 40% de ses profits. Demain, ce pourrait être 50%. Cela permet de maintenir le flux financier vers l’État malgré une baisse de participation. Mais ce calcul de trésorerie inquiète les régulateurs. La Banque centrale européenne, qui veille à la solidité des banques, a déjà freiné les ardeurs du gouvernement l’an dernier. Une chose est sûre : il n’y aura pas de dividendes surdimensionnés sans son feu vert.
Un placement privé plutôt qu’une introduction en Bourse
Pour vendre ses actions, l’État privilégie un placement privé. En clair, pas de cotation en Bourse ouverte au grand public, mais une sélection d’investisseurs institutionnels ou de groupes familiaux disposant de moyens. L’avantage est la rapidité. L’inconvénient, c’est l’opacité. Qui va acheter ? Sur quels critères ? Les critiques fusent déjà. Si ce sont de grandes familles belges, on parlera de copinage. Si ce sont des fonds étrangers, on criera à la perte de souveraineté.
Ce choix traduit une volonté : aller vite. Une introduction en Bourse nécessiterait de longs mois de préparation et exposerait le gouvernement aux caprices des marchés. Le placement privé est plus direct. Mais il accentue le risque d’un procès en favoritisme. Or, dans un climat politique tendu, l’opération ne peut se permettre d’alimenter l’idée d’un marché arrangé en coulisses.
Une valorisation incertaine
La direction de Belfius estime que la banque vaut plus de 12 milliards, certains allant même jusqu’à évoquer le montant de 16 milliards. Mais une vérité financière s’impose : un investisseur qui achète une part minoritaire ne paie jamais plein tarif. C’est ce qu’on appelle la “décote de minoritaire”. En pratique, 20% de Belfius pourraient valoir 2,4 milliards en théorie, mais se négocier entre 1,8 et 2 milliards.
C’est là que le bât blesse. L’État espère 2 milliards au minimum. S’il ne les obtient pas, il sera tenté de vendre davantage, au risque de franchir la barre symbolique des 25%. Au-delà de ce seuil, un actionnaire peut bloquer certaines décisions, ce qui change la gouvernance. Autrement dit, la frontière entre “ouverture du capital” et “perte de contrôle partielle” est mince.
Un actif stratégique vendu sous pression
Belfius n’est pas une entreprise comme les autres. Avec ses 6.500 salariés, ses millions de clients particuliers et ses liens historiques avec les communes, elle joue un rôle central dans le financement de l’économie belge. C’est précisément ce qui rend la vente délicate. Même minoritaire, un nouvel actionnaire peut influencer la stratégie, exiger plus de rentabilité et moins de prudence. Les syndicats s’inquiètent déjà d’un changement de cap. Les communes, clientes historiques, redoutent de devenir moins prioritaires.
Le gouvernement promet des garde-fous, rappelant que l’État restera majoritaire et qu’un comité spécial surveillera les investisseurs étrangers indésirables. Mais le signal est clair : pour des raisons budgétaires, la Belgique accepte d’ouvrir une de ses rares banques publiques à des acteurs privés, sans certitude sur l’impact à long terme.
Une opération à haut risque politique
Le dossier est explosif. Les critiques se nourriront de trois angles faciles. D’abord, celui du court- termisme : on vend aujourd’hui pour boucher le budget, mais on affaiblit l’outil de demain. Ensuite, celui de la braderie : si le prix est jugé trop bas, l’opération sera perçue comme une mauvaise affaire pour le contribuable. Enfin, celui de la souveraineté : même minoritaire, l’entrée de fonds étrangers ou de groupes privés dans Belfius sera dénoncée comme une perte d’indépendance.
Dans ce contexte, les mots choisis comptent. Le gouvernement évite soigneusement de parler de “privatisation”, mais l’opinion publique, elle, risque d’y voir une vente pure et simple. Or, les précédents sont lourds. En 2018, une tentative d’introduction en Bourse avait échoué à la dernière minute. Les fantômes de Dexia planent encore.
La fenêtre de tir est étroite : le moindre accroc transformera ce dossier en fiasco politique.
Conclusion: modernisation ou bricolage budgétaire ?
La privatisation partielle de Belfius sera racontée comme une modernisation logique, 15 ans après le sauvetage de Dexia. Mais elle ressemble surtout à une opération budgétaire dictée par l’urgence. Si les marchés sont porteurs, si la BCE valide le dividende, si les acheteurs sont crédibles et si le prix atteint l’objectif, alors le gouvernement pourra présenter l’affaire comme une réussite. Mais la fenêtre de tir est étroite : le moindre accroc – crise boursière, veto réglementaire, décote trop forte – transformera ce dossier en fiasco politique.
En réalité, tout se joue dans la perception. Est-ce que les Belges auront le sentiment d’une stratégie à long terme, ou celui d’une braderie pour remplir les caisses ? L’avenir dira si Belfius devient un symbole de modernisation… ou un cas d’école de court-termisme budgétaire.
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