Le (lent) verdissement des banques
Les institutions financières de la zone euro continuent de sous-estimer largement les risques liés au changement climatique, selon la BCE, qui leur fixe jusqu’à fin 2024 pour répondre à ses exigences en la matière.
“Le verre se remplit lentement, mais il n’est même pas encore à moitié plein.” Voilà comment le Néerlandais Frank Elderson, membre du directoire de la Banque centrale européenne et plus spécialement chargé de la supervision financière, qualifie dans un post sur le blog de la BCE les progrès des banques de la zone euro en matière de gestion des risques climatiques. “Les banques continuent à sous-estimer de manière significative l’ampleur et la magnitude de ces risques, et presque toutes (96%) ont des angles morts pour les identifier“, observe la BCE. Et Frank Elderson ajoute que, sur ce risque climatique, “trop de banques continuent d’espérer le meilleur sans se préparer au pire”.
Pour les obliger à accélérer sur la voie de la transition environnementale suivant l’objectif “net zéro” de l’accord de Paris signé en 2015, la BCE a posé un ultimatum aux banques. D’ici à mars 2023, elles devront avoir recensé de manière appropriée les risques liés au climat et l’environnement, et procédé à une évaluation exhaustive de leur impact potentiel. Elles devront ensuite, d’ici 2024, intégrer ces risques climatiques dans leur gouvernance, leur gestion du risque et leur stratégie. Un gros travail. D’abord parce que “malgré les efforts consentis par le secteur bancaire ces dernières années, la majorité d’entre elles ne disposent pas des outils adéquats pour monitorer le risque climatique”, indique Marek Hudon, professeur à l’ULB auprès de la Solvay Business School. Ensuite parce que, selon l’ONG Finance Watch, les crédits bancaires liés à l’exploration et à la commercialisation des énergies fossiles s’élèvent, pour les 60 principales banques du monde (dont 22 européennes), à 1.350 milliards d’euros, soit 1,5% environ du total des actifs de ces banques.
De par ses effets directs sur la stabilité des prix, le changement climatique est au coeur de la mission principale de la BCE.” – Marek Hudon (SBS)
Le problème, en effet, c’est que ces crédits constituent dans le portefeuille des banques des actifs potentiellement toxiques si les activités qu’elles financent deviennent non rentables ou doivent être amorties de manière accélérée en raison de la transition énergétique. “Arrêter les activités d’exploration d’énergie fossile et réduire la consommation de ces énergies signifie que ces actifs fossiles vont perdre graduellement de leur valeur alors que les banques ont ce risque sur leur bilan, explique Marek Hudon. Dans un autre registre, la montée du niveau de la mer fait peser un risque sur l’immobilier et les prêts qui y sont adossés. Etc. Cela veut dire que certaines banques devront peut-être renforcer leur capital pour couvrir ces pertes qui vont s’accroître avec le temps. A quel point les établissements financiers de la zone euro sont-ils suffisamment solides pour faire face au coût de plus en plus important du changement climatique? C’est de cela dont parle la BCE: la résilience du secteur bancaire. C’est-à-dire la capacité des banques à faire face à un événement climatique extrême (inondations, sécheresses…) et ensuite de rebondir.”
BNP et le Texas
Dans ce contexte où les régulateurs font pression et où les services financiers sont de plus en plus évalués selon leur impact environnemental, certaines banques passent cependant à l’offensive. La communication bat son plein pour afficher ses ambitions en matière de durabilité. Chez nous, KBC a dernièrement présenté son premier Climate Report. Dans le secteur de l’énergie, les activités que finance le groupe de banque et d’assurance devront émettre 39% de CO2 en moins d’ici 2030. Il promet également que 75% de son portefeuille de crédits octroyés au secteur de l’énergie seront consacrés aux énergies renouvelables. Pour ce qui est de l’immobilier résidentiel et commercial, les biens liés à son portefeuille de crédits devront émettre 43% de CO2 en moins. Ses engagements portent également sur les secteurs de l’automobile (réduction de 42% des émissions de CO2), de l’agriculture (réduction de 21%), du ciment (-16%) ou encore de l’acier (-14%). La banque va également accompagner ses clients PME dans leur transition environnementale. Pour ce faire, elle a mis sur pied une nouvelle filiale (KBC Sustainability Services) qui leur propose des services de conseil.
Dernièrement de passage à Bruxelles, Antoine Sire, membre du comité exécutif de BNP Paribas (maison mère de BNPP Fortis) et responsable de l’Engagement d’entreprise, a quant à lui présenté le premier “Rapport d’analyse et d’alignement pour le climat” du groupe à l’occasion d’une rencontre avec quelques journalistes belges. Il a notamment rappelé les engagements de BNP Paribas en matière de réductions des émissions de CO2 dans trois secteurs clés d’ici 2025: production d’électricité (-30%), pétrole et gaz (-10%) et automobile (-25%). BNP Paribas s’engage ainsi à réduire les financements à la production de pétrole et de gaz (qui représentent 1,3% de ses crédits à fin 2021) de 12% d’ici 2025 par rapport à fin 2020 et à réduire ceux liés au pétrole de 25% sur la même période. Des ambitions qui ne plaisent d’ailleurs guère à l’Etat américain du Texas qui a purement et simplement décidé de boycotter BNP Paribas ainsi que plus de 350 entreprises se détournant des énergies fossiles (UBS, Credit Suisse, BlackRock, Fidelity, etc.).
Festina lente
A l’évidence, la crise actuelle accélère le verdissement des banques. “Car si certaines sont effectivement plus avancées que d’autres sur ces sujets, le mouvement reste globalement insuffisant”, juge Marek Hudon qui voit plutôt d’un bon oeil l’avertissement lancé par la BCE. “Il ne faut pas être grand clerc pour constater que la crise climatique exerce une influence sur le système financier. La crise de l’énergie que nous vivons aujourd’hui alimente la flambée des prix. De par ses effets directs sur la stabilité des prix, le changement climatique est donc au coeur de la mission principale de la BCE. Alors qu’elle s’est jusqu’ici montrée frileuse, elle a, sous l’impulsion de Christine Lagarde, changé son fusil d’épaule sur les questions climatiques et vise à jouer un rôle plus direct.”
Mais ce rôle plus direct indispose certains banquiers de la zone euro. En Italie, Unicredit voudrait distribuer 16 milliards aux actionnaires, ce qui n’est pas du goût de la BCE qui incite à la prudence face aux dommages causés par l’inflation. En France, le président de la Société générale, Lorenzo Bini Smaghi, s’inquiète dans une lettre relayée par Bloomberg du rôle potentiellement intrusif de la BCE dans la gestion des banques. Ces dernières ont globalement réalisé de bons résultats au terme des neuf premiers mois de cette année, et ne souhaitent pas être trop bridées par les superviseurs dans leur volonté de gâter les actionnaires. Bref, le verdissement des banques n’échappe (hélas) pas à la célèbre devise d’Auguste: “Festina lente” (“Hâte-toi lentement”).
1.350 milliards
En euros, le montant des crédits bancaires liés aux énergies fossiles pour les 60 principales banques du monde.
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