Les transferts générationnels constituent un défi de taille pour les banques privées et les gestionnaires de patrimoine. La jeune génération a souvent ses propres intérêts et conseillers, et n’hésite pas à se détourner du banquier traditionnel de ses parents.
Next gen” : ce thème est en vogue dans l’univers des banques privées, des wealth managers et des asset managers. En raison du vieillissement des baby-boomers, plusieurs milliards seront transférés d’une génération à l’autre dans les 10 à 20 prochaines années. Les bénéficiaires seront souvent des quadragénaires ou des quinquagénaires. Cela signifie qu’ils ont déjà leurs propres conseillers financiers, souvent différents de ceux de leurs parents.
D’après le World Wealth Report 2025 de Capgemini, la moitié des millionnaires belges transféreront leur patrimoine à leurs héritiers d’ici 2035. Pas moins de 85% de ces héritiers déclarent vouloir travailler avec un autre conseiller financier ou gestionnaire de patrimoine que celui de leurs parents.
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La perte potentielle de ces clients constitue un risque majeur pour le secteur des banques et des gestionnaires de patrimoine. C’est pourquoi ceux-ci lancent des programmes visant à fidéliser plusieurs générations. Se concentrer sur un seul client n’est plus la norme. Mais selon Capgemini, les évolutions sont trop lentes et la majorité des gestionnaires de patrimoine ne sont pas prêts à répondre aux besoins des nouvelles générations.
Nous avons posé quelques questions aux principaux acteurs du marché belge du private banking et du wealth management pour comprendre comment ils relèvent ce défi.
La moitié des millionnaires belges transféreront leur patrimoine à leurs héritiers d’ici 2035.
1. La “next gen”, c’est plus d’une génération
“Nous considérons la next gen comme un concept générique englobant trois générations succédant à nos clients de la banque privée : les personnes d’environ 50 ans, celles autour de 30 ans, et les adolescents, explique Jo Hendrix, head of business development chez ING Private Banking. Chacune a ses spécificités. Certains jeunes s’intéressent à l’investissement et se tournent vers les ETF ou les cryptomonnaies. Mais une majorité reste peu informée financièrement et cherche des conseils.”
Delen Private Bank établit une distinction. “Par next gen, nous entendons littéralement la génération suivante, précise la porte-parole Caroline De Wolf. Il s’agit des enfants de nos clients, généralement âgés de 30 à 50 ans. Nous les impliquons dans les entretiens en agence et les invitons régulièrement. Ainsi, ils découvrent notre approche et construisent une relation de confiance avec la banque. Il y a également une génération plus jeune, dans la vingtaine, souvent les petits-enfants. Pour ces deux groupes, nous organisons des activités et des formations ciblées.”
KBC, de son côté, s’adresse tant aux enfants qu’aux petits-enfants des clients de la banque privée et du wealth management : “En observant la répartition par âge, 22% des enfants ont moins de 25 ans, 51% ont entre 25 et 45 ans, et 27% ont plus de 45 ans. Les âges diffèrent, les besoins aussi. Nous avons donc une approche adaptée à chaque groupe d’âge.”
2. La “next gen” est en quête de savoir financier… et bien plus encore
Plusieurs banques mettent en avant leur Next Gen Academy. ABN Amro MeesPierson y voit un outil pour “accompagner les générations futures en vue de gérer avec confiance et intégrité le patrimoine familial”. D’après une enquête réalisée auprès d’un échantillon de clients, l’intérêt se porte sur la littératie financière, la compréhension des marchés financiers, mais aussi le développement du leadership, de l’esprit d’entreprise et de l’innovation.
“Nous misons beaucoup sur l’accompagnement individuel des jeunes, en fonction de leur profil et de leurs projets d’avenir, explique Yentl Matheussen, responsable marketing et communication chez Leo Stevens. Notre approche est éducative et coachante : nous les incitons à établir leur propre plan financier et les guidons dans sa mise en œuvre.”
Chez Puilaetco, la NextGen Academy permet aux jeunes d’acquérir des connaissances de base en finance et de comprendre la composition d’un portefeuille d’actifs. “Ils ont accès à un banquier privé qui connaît leur famille et peut les accompagner à tous les niveaux : gestion du patrimoine, accès au financement, implications d’un contrat de mariage ou d’une cohabitation légale, indique Cécile Baijot, head of wealth planning. Notre approche holistique nous permet de conseiller nos clients à chaque moment-clé de leur vie privée ou professionnelle, y compris la transmission d’entreprise familiale.”
“De plus en plus de clients assistent avec leurs enfants et petits-enfants à nos sessions d’expertise sur les marchés ou sur la structuration patrimoniale, observe Jean-Michel Segers, porte-parole de Deutsche Bank Belgique. Ils souhaitent les impliquer le plus tôt possible.”
La majorité des banques et gestionnaires de patrimoine offrent des services allant au-delà de la simple gestion de portefeuille, notamment en planification successorale et patrimoniale. “Nos services en planification ne se limitent pas à la succession. Nous informons aussi sur les régimes de vie commune et les contrats de mariage, précise-t-on chez KBC. Par exemple, la question de savoir si l’on hérite d’un partenaire en cohabitation de fait. Nous constatons que les gens ne pensent pas toujours à ces implications à long terme.”
Le networking est également une attente forte de la next gen. Cela leur permet de nouer des contacts avec des pairs confrontés aux mêmes problématiques de transmission patrimoniale ou d’entreprise. Des banques comme BNP Paribas Fortis, ABN Amro et Deutsche Bank organisent même des événements et séminaires internationaux à cet effet.
3. La “next gen” est différente de la “now gen”… mais pas totalement
Selon Olivier Goerens, head of private bank chez Belfius, la nouvelle génération diffère fondamentalement de la précédente : “Là où leurs parents privilégient une approche relationnelle et discrète, la next gen attend une offre plus rapide, plus transparente et hybride. Ils sont à l’aise avec le digital et attendent une accessibilité en ligne fluide, tout en valorisant le contact humain et l’authenticité. Cette combinaison de confort numérique et de proximité physique est essentielle. Ils veulent clarté, participation et contrôle. Leur rapport à l’argent est aussi différent : ils sont plus sensibles aux prix et accordent plus d’importance à la valeur des services qu’à leur prestige.”

Pour Tim Casteels, membre du comité de direction de Mercier Van Lanschot, malgré ces différences, il existe des points communs : “Alors que les aînés se concentrent sur la préservation du capital et la stabilité, la next gen adopte une vision long terme, au-delà de la performance. Elle s’interroge davantage sur l’impact sociétal des patrimoines. Mais les deux générations partagent une exigence : une philosophie d’investissement réfléchie, des conseils indépendants et une relation de confiance. Cette relation évolue toutefois : elle devient plus digitale et flexible.”
La banque Nagelmackers partage cette analyse. Dirk Huybrecht, responsable marketing et communication : “La jeune génération est née avec le digital et privilégie l’autonomie, la transparence et la rapidité. Elle veut une expérience fluide, intuitive, et un accès à l’information à la demande, souvent mobile. Néanmoins, comme les générations précédentes, elle attache de l’importance à la confiance, la stabilité et le contact humain, surtout pour les décisions majeures. Ce qui les distingue : leur quête de sens. Les choix financiers doivent refléter leurs valeurs.”
KBC souligne une autre différence : la manière dont les jeunes recherchent l’information. “Les jeunes investisseurs s’informent via leurs proches et les réseaux sociaux, tandis que les plus âgés s’appuient sur les sites web, newsletters, presse économique, et leur interlocuteur bancaire.”
“Un tiers des jeunes investisseurs détient des cryptomonnaies dans son portefeuille. Ils ont en général plus confiance dans l’avenir de cette classe d’actifs.” – Jo Hendrix (ING)
4. La “next gen” a des intérêts spécifiques
“Les jeunes clients s’intéressent fortement aux placements transparents, accessibles et technologiques, comme les ETF ou les plateformes numériques, explique Dirk Huybrecht (Nagelmackers). Ils sont aussi attirés par des thèmes innovants comme l’intelligence artificielle ou la durabilité. On observe un intérêt croissant pour l’investissement à impact, la philanthropie et les critères ESG. Pour eux, la constitution de patrimoine est un moyen de contribuer positivement à la société.”
“La next gen est clairement familiarisée avec les instruments modernes comme les ETF et même les cryptos, confirme Olivier Goerens (Belfius). La transparence, les faibles coûts et l’investissement thématique correspondent à leur vision.”

“Les jeunes démarrent souvent via les ETF ou la gestion passive. C’est une bonne chose : on apprend à investir en pratiquant, et mieux vaut commencer tôt”, estime Caroline De Wolf (Delen).
Jo Hendrix (ING) observe une autre tendance : “Les jeunes sont très optimistes sur l’IA : 62% des moins de 35 ans pensent que c’est le moment d’intégrer ces entreprises à leur portefeuille. Idem pour les cryptos : un tiers d’entre eux en détient. Ils ont globalement plus confiance dans cette classe d’actifs”. Par ailleurs, leur appétit pour le non coté, le private equity ou les actifs privés est croissant. Selon KBC, la next gen s’intéresse davantage aux investissements plus risqués, mais à haut rendement potentiel.
“Leur horizon d’investissement est plus long, ce qui leur permet de prendre plus de risques”, affirme Olivier Rogiest, associé chez Quaestor. Les jeunes n’ont pas peur d’investir dans les secteurs de croissance comme la tech ou la santé. En vieillissant, cet horizon se raccourcit, et la stratégie devient plus défensive.” Il constate chez la next gen une préférence pour le capital-risque plutôt que les buy-out classiques. “Cette génération est fascinée par la tech et veut investir dans l’avenir : start-up IA, logiciels, spacetechs, biotechs, etc.”
5. La durabilité est incontournable
“Pour la next gen, la durabilité n’est pas un thème de placement parmi d’autres, c’est une exigence fondamentale, déclare Tim Casteels (Mercier Van Lanschot). Les jeunes demandent expressément des critères ESG et s’interrogent sur l’impact sociétal de leurs placements. Si les aînés y deviennent aussi sensibles, chez les jeunes, c’est une conviction intime.”
Olivier Goerens (Belfius) nuance : “Le rendement reste prioritaire. Mais alors que la durabilité était perçue comme un ‘plus’ par les anciens, elle est désormais une condition de base pour les jeunes. Ce n’est pas toujours un point de départ, mais une exigence incontournable”.
“Ils croient au potentiel des entreprises durables et comprennent que cela peut mener à de meilleurs rendements à long terme, analyse Olivier Rogiest, de Quaestor. Ils voient la durabilité non seulement comme un choix éthique, mais aussi stratégique. Les générations précédentes privilégiaient la stabilité financière ; la durabilité était secondaire.”
6. Les femmes participent davantage aux décisions

“L’image classique du client principal masculin fortuné est dépassée, affirme Dirk Huybrecht (Nagelmackers). Les femmes prennent de plus en plus l’initiative dans les décisions financières, au sein du foyer comme dans les entreprises familiales. Nous impliquons toujours les deux partenaires dans les discussions.” ABN Amro MeesPierson confirme la tendance : “Quatre clients clés sur dix sont des femmes. Cela signifie que nous avons déjà une clientèle féminine importante”.
“Les femmes représentent la moitié de notre clientèle, déclare Cécile Baijot, de Puilaetco. Chez les jeunes, les couples se présentent ensemble aux rendez-vous.” KBC renchérit : “De plus en plus, les femmes co-décident du patrimoine familial.”
“Aujourd’hui, la femme est souvent l’architecte des décisions financières du foyer”, affirme Yentl Matheussen (Leo Stevens). “Depuis toujours, nous voyons que dans les décisions critiques, c’est souvent la femme qui tranche”, observe Caroline De Wolf (Delen).
Plusieurs banques soulignent qu’elles ne font pas de distinction entre hommes et femmes : “Il s’agit plutôt de profils de risque, d’objectifs et de sensibilité personnelle, résume Cécile Baijot. “Nous conseillons en fonction du profil, sans stéréotypes”, ajoute Jean-Michel Segers (DB Belgique). “Ce qui compte, c’est la qualité du lien avec tous les membres décisionnaires d’une famille”, conclut Caroline De Wolf.