“La crise turque est différente de celle des autres pays émergents”
La livre turque a perdu la moitié de sa valeur face au dollar depuis le début de l’année, accentuant sa chute depuis le 10 août et l’annonce de taxes américaines sur l’acier et l’aluminium.
Deniz Ünal est économiste au CEPII (Centre d’Etudes prospectives et d’Informations internationales), le principal centre français d’études et de recherche en économie internationale. Elle revient sur l’origine de la tempête.
D’où vient cette crise ?
La Turquie comme beaucoup de pays émergents est en difficulté en raison de l’augmentation des taux d’intérêts américains. Mais elle a également un endettement privé très important, de l’ordre de 450 milliards de dollars, environ 60% du PIB. En comparaison, l’endettement public est assez faible (moins de 30% du PIB). Or, le pays souffre d’un manque d’épargne. Il finance donc sa croissance par des investissements étrangers. Et comme les investissements sont désormais plus attractifs aux Etats-Unis, en raison de la remontée des taux, la Turquie s’est trouvée dans une situation difficile. En outre, depuis le coup d’état manqué de 2016, la Turquie est gérée en état d’urgence, via des décrets présidentiels. Ce système est désormais officialisé depuis les élections du mois de juin. La présidentialisation est entrée en vigueur. Les institutions, notamment économiques comme les autorités de régulations (bancaires, etc…) ou l’important fonds souverain, sont devenues plus opaques. Sans parler du système judiciaire. Cela ne rassure pas les investisseurs étrangers.
Mais il y a aussi des problèmes géopolitiques de fonds avec les Etats-Unis. Des intérêts vitaux turcs ont été touchés.
Comment ?
Le contentieux avec les Etats-Unis n’est pas récent. Il y a la tentative du coup d’état manqué de 2016 attribuée en partie au réseau de Fethullah Gülen, qui s’est réfugié aux Etats-Unis. Les Turcs estiment que les Etats-Unis auraient été au courant et auraient “laissé faire”. Les Etats-Unis appuient aussi en Syrie les combattants kurdes considérés en Turquie comme des terroristes au même titre que les autonomistes du PKK. La Turquie en outre a demandé à ses alliés de l’OTAN de lui vendre des missiles “Patriot”, ce qui lui a été refusé. Ankara s’est alors tourné vers la Russie. En représailles, les Etats-Unis ont appliqué des sanctions sur les F35 qui auraient dû être livrés à l’armée turque. Et puis, la Turquie est fortement dépendante du pétrole iranien et s’est engagée dans de grands projets de pipeline avec la Russie et l’Iran. Elle a donc a dû contourner l’embargo prononcé en 2011, en payant en or, et non en dollar, ses livraisons de pétrole, afin d’éviter le même type de problème que BNP Paribas. Mais les Etats-Unis ont néanmoins condamné et emprisonné Mehmet Hakan Atilla, ex-directeur général adjoint de la grande banque publique Halkbank, pour avoir violé l’embargo au terme d’un procès épique. Halkbank est également menacée d’une importante amende. Et en dernier lieu, il y a l’affaire de l’évangéliste Andrew Brunson, accusé par la Turquie d’avoir fait passer des membres du PKK à l’étranger. Andrew Brunson est désormais assigné à résidence en Turquie. C’est une détention politique, et l’évangéliste servirait de monnaie d’échange contre Hakan Atilla. C’est donc une situation très curieuse.
Face à la crise, comment réagit le pays ?
Il construit des relations multipolaires. Il se tourne, pour se financer, vers la Russie, la Chine et d’autres pays, comme le Qatar qui vient de signer avec Ankara un accord de swaps. L’objectif est d’utiliser d’autres monnaies que le dollar dans ses transactions. D’autres pays, comme la Russie ou la Chine, travaillent aussi en ce sens, remettant en cause l’actuel système monétaire international. Vous voyez donc que ce n’est pas une crise comme la vivent d’autres pays émergent. J’entends des économistes dire que pour résoudre la crise, il faudrait rehausser les taux d’intérêt renforcer l’indépendance de la banque centrale… Mais la Turquie est hors cadre. Elle vit un conflit géopolitique, sur fond de crise économique
La Turquie a aussi des soutiens en Europe…
Elle a trouvé des appuis au niveau de l’union européenne. La France et ‘l’Allemagne ont marqué leur désaccord face à la politique américaine. C’est normal, car la situation allemande rappelle celle de la Turquie : c’est aussi un membre de l’OTAN, menacé de sanction commerciale, critiqué par les Etats-Unis en raison de sa politique énergétique et son implication dans le pipeline Nord Stream, qui doit acheminer du gaz russe en Europe. On notera d’ailleurs que la Turquie menace à son tour de sanctionner le secteur automobile américain. Ce n’est pas innocent : ce secteur intéresse hautement les Européens, et plus spécialement les Allemands. Il y a donc comme une sorte de solidarité. L’Europe ne désire pas perdre la Turquie, ni comme allié dans l’OTAN, ni comme partenaire commercial.
Ces financements alternatifs que cherche la Turquie vont permettre au pays de se redresser ?
On verra si le pays parviendra à trouver une autre forme que le système d’économie libérale auquel nous sommes habitués. Ce sera quoiqu’il en soit un processus compliqué. On ne passe pas d’un système l’autre facilement. La plupart des Turcs vont souffrir économiquement de cette situation, mais il n’y aura pas d’instabilité politique. Face au sentiment que le pays est attaqué de manière injuste, la population fera bloc et le pouvoir pourra même en sortir gagnant.
Sur le plan économique, le pouvoir a été critiqué à l’étranger pour avoir orienté les investissements vers des secteurs comme la construction, les centres commerciaux… et non pas les industries ou les activités davantage créatrices de richesses.
Il faut se méfier de certains commentaires. Il y a certainement eu des financements de projets immobiliers commerciaux contestables. Mais une grandes partie des investissements est allée également vers le financement qui ont financé des infrastructures routières, des hôpitaux, la construction de centrale nucléaire ; d’aéroport, de barrages, souvent via des partenariats public-privé dans lesquels l’Etat turc a apporté sa garantie. Ce qui peut d’ailleurs constituer un risque supplémentaire pour les finances turques.
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