Depuis l’annonce des sanctions européennes contre la Russie, Euroclear, acteur belge majeur du secteur financier, s’est retrouvé bien malgré lui sous le feu des projecteurs. Valérie Urbain, sa CEO, doit désormais gérer non seulement la société, mais aussi les opinions et perceptions publiques. Un cinquième de son temps environ est consacré à la communication avec les décideurs politiques.
En mai 2024, Valérie Urbain (60 ans) a succédé à Lieve Mostrey à la tête d’Euroclear. À cette époque, l’Europe avait déjà imposé des sanctions contre la Russie, entraînant le gel de 250 milliards d’euros d’actifs russes chez Euroclear. Mais depuis un an, la pression s’intensifie pour saisir ces actifs.
Actuellement, Euroclear transfère une partie des revenus, générés par ces actifs, au fonds européen pour l’Ukraine, tandis que l’État belge impose une taxe sur les bénéfices exceptionnels réalisés.
Or, une confiscation pure et simple de ces avoirs constituerait un très mauvais signal envoyé par Euroclear. En tant que chambre de compensation, la société belge gère les transactions sur titres (actions et obligations) et les conserve, jouant ainsi un rôle crucial dans le système financier mondial. La crédibilité et la confiance des clients, convaincus de la sécurité de leurs fonds, sont essentielles pour Euroclear. Compromettre cette confiance est inenvisageable pour l’entreprise.
Même si vous saviez à quoi vous attendre en mai 2024, cette année a-t-elle été particulièrement stressante pour vous ?
VALÉRIE URBAIN. « Je ne me laisse pas facilement submerger par le stress. Je savais que je n’étais pas seule et que je pouvais compter sur mon équipe de direction. Au cours de l’année écoulée, j’ai constitué une nouvelle équipe autour de moi, composée de personnes performantes avec lesquelles je passe beaucoup de temps. Nous avons réussi chez Euroclear à créer un mélange de collaborateurs expérimentés et de nouveaux venus apportant un regard différent sur les choses. »
Est-ce la période la plus difficile de l’histoire d’Euroclear ?
URBAIN. « Au cours de ses cinq décennies d’existence, Euroclear a déjà été confronté à plusieurs crises, comme la crise financière de 2008, la crise de la dette souveraine européenne qui a suivi, et la crise du COVID-19, qui concernait la sécurité de nos employés. À chaque fois, nous avons su gérer les circonstances. Chaque crise nous a permis d’apprendre quelque chose et d’en ressortir plus forts. C’est ce que j’apprécie chez Euroclear : la société a la capacité de se remettre en question et de faire face aux crises. »
Comment avez-vous géré la situation liée aux actifs russes ?
URBAIN. « La communication est très importante. Nous essayons d’être très ouverts et explicites dans notre communication, car il s’agit d’une affaire très technique. En tant qu’entreprise belge, nous sommes obligés d’appliquer ces sanctions européennes. C’est pourquoi nous essayons d’expliquer clairement ce que cela implique et comment cela fonctionne. Dès le début, nous avons choisi d’être extrêmement transparents sur les actifs russes gelés. Dans nos rapports financiers, cette partie est clairement séparée du reste de nos activités. »
Où se situe votre priorité : les clients, les employés ou les décideurs politiques ?
URBAIN. « Nos clients sont au centre de tout ce que nous faisons. Répondre aux besoins des clients, être pertinent pour eux, c’est essentiel pour moi en tant que CEO. Par ailleurs, le capital humain est très important. Je tiens à offrir aux employés la possibilité de se développer. Même en période de contrôle des coûts, je ne réduirai pas les investissements dans le développement des talents. »
Vous êtes la deuxième femme consécutive à occuper le poste de CEO chez Euroclear après Lieve Mostrey. Existe-t-il un leadership féminin spécifique ?
URBAIN. « Euroclear a toujours accordé une grande importance à la diversité. Mais la diversité ne se limite pas au genre. Elle concerne également les nationalités, les origines, les expériences… En parcourant nos couloirs, on entend parler toutes les langues. Nous comptons pas moins de quatre-vingts nationalités. Je considère cela comme une richesse incroyable. Grâce à une équipe diversifiée, on parvient mieux à examiner un problème, à l’appréhender sous tous les angles et donc à trouver de meilleures solutions. »
Au cours de l’année écoulée, avec les discussions continues sur l’utilisation des avoirs russes, êtes-vous devenue une experte en gestion de réputation ?
URBAIN. « La réputation, la confiance, la crédibilité : ce sont les actifs les plus importants d’Euroclear. La différence, c’est que nous avons longtemps travaillé dans l’ombre, alors que ces dernières années, nous sommes devenus très visibles. C’est une toute nouvelle situation. Autrefois, peu de gens connaissaient Euroclear ou savaient ce que nous faisions. Aujourd’hui, des articles de presse, parlant de nous, paraissent régulièrement. Nous avons dû nous adapter en tant qu’organisation. »
Vous avez également beaucoup dialogué avec les politiques et les décideurs, je suppose ?
URBAIN. « Nous ne prenons pas de décisions, nous les exécutons simplement. Mais forts de cette expérience, nous avons engagé un dialogue avec les politiques et les responsables politiques, pour nous assurer qu’ils soient bien informés et qu’ils connaissent toutes les conséquences d’une éventuelle décision – dans l’espoir qu’ils prennent la bonne décision. J’estime que 20 % de mon temps est consacré aux discussions avec ces décideurs. »
La pression augmente pour confisquer ces avoirs russes et les utiliser pour la reconstruction de l’Ukraine. Comment répondez-vous à ce discours ?
URBAIN. « Nous voulons attirer l’attention sur les risques et les conséquences de différentes propositions. Une confiscation irréfléchie constituerait une violation flagrante du droit de propriété européen et minerait en même temps la confiance dans le marché européen des capitaux. Euroclear ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui sans le cadre juridique solide que la Belgique a développé très tôt pour protéger la propriété des actifs, ce qui nous permet d’attirer des investisseurs du monde entier. »
Pourquoi parlez-vous aussi d’un risque pour le marché européen des capitaux ?
URBAIN. « Ce sont les mêmes garanties juridiques qui fondent la confiance des investisseurs dans le marché européen des capitaux. Si l’on commence à y toucher, on risque de voir ces investisseurs s’en détourner. Et cela, au moment même où les besoins de financement en Europe sont immenses. Il suffit de penser à la transition énergétique à accomplir ou encore aux investissements nécessaires dans la sécurité et la défense. Je le répète toujours aux responsables politiques : quelle que soit votre décision, assurez-vous qu’elle repose sur une base juridique solide et qu’elle ne déstabilise pas les marchés financiers. »
Certaines personnes estiment que vous défendez de manière excessive les droits de propriété des Russes, alors que les droits humains des Ukrainiens sont piétinés. Les droits de propriété sont-ils plus importants que les droits humains ?
URBAIN. « C’est une vision très manichéenne des choses. Ce qui se passe en Ukraine est une tragédie, cela ne fait aucun doute. Mais en tant que CEO d’Euroclear, je défends l’entreprise et le marché européen des capitaux – notamment parce que nous pouvons les mettre au service de notre sécurité, de notre défense, et de la reconstruction de l’Ukraine. Il ne faut pas se priver de cet atout. Des marchés financiers sains peuvent précisément donner un élan aux droits humains. »
Votre personnel partage-t-il ce point de vue ?
URBAIN. « Je pense que tout le monde chez Euroclear est convaincu que nous agissons correctement, dans l’intérêt de l’Europe, et même dans celui de l’Ukraine. Le fait que nous gérions les sanctions de manière rigoureuse est aussi une façon de protéger l’Ukraine. Imaginez que nous fassions mal notre travail et que l’argent s’évapore de toutes parts… Parce que nous appliquons les sanctions et les décisions publiques avec sérieux, plusieurs milliards ont déjà été transférés à l’Ukraine. Nous pouvons en être fiers. »
Vous plaidez pour le marché européen des capitaux, mais celui-ci s’est à peine développé ces dernières années. Il est désormais rebaptisé Union de l’Épargne et de l’Investissement, mais ce projet peine encore à décoller.
URBAIN. « Je reste optimiste. Je pense que l’élection du président américain Donald Trump a rapproché les Européens. Il y a des signes positifs de rassemblement des forces. L’Allemagne a entamé l’ouverture de ses marchés financiers, et l’Union européenne et le Royaume-Uni cherchent à se rapprocher à nouveau. En Europe, nous sommes souvent dominés par le défaitisme et le pessimisme. Nous avons tendance à nous focaliser sur ce qui ne fonctionne pas. Mais si nous reconnaissons nos forces et que nous bâtissons dessus, beaucoup de choses deviennent possibles. Pour l’avenir de l’Europe, il est crucial d’investir dans l’innovation. Nous avons les talents et les idées. Il faut veiller à ce que nos jeunes puissent financer leurs projets en Europe, sans devoir partir aux États-Unis. Euroclear est prête à offrir une porte d’entrée aux investisseurs du monde entier. »
Attendez-vous à court terme de nouvelles évolutions concernant les avoirs russes ?
URBAIN. « J’espère que des négociations de paix verront bientôt le jour, et cette question sera alors inévitablement abordée à la table des discussions. Nous devons attendre une décision, mais en même temps, nous devons être prêts à tous les scénarios possibles. Une équipe dédiée d’environ deux cents personnes travaille sur ce dossier. Elle a cartographié tous les scénarios envisageables afin que nous disposions d’un plan d’action opérationnel. De nouvelles sanctions, la levée des sanctions : toutes les options sont envisagées. Nous sommes préparés à chaque scénario. »
Vous faites face en Russie à un nombre croissant de procédures judiciaires. Quel est leur impact ?
URBAIN. « Pour l’instant, l’impact reste limité. La plupart des décisions des tribunaux russes nous sont défavorables, mais elles ne sont pas mises en œuvre. La Russie n’autorise pas la confiscation des actifs. Je pense que le gouvernement russe veut en garder le contrôle, afin d’avoir toutes les cartes en main au moment d’éventuelles négociations de paix. En attendant, Euroclear met de côté une partie des intérêts générés par les avoirs bloqués chez nous, pour couvrir les éventuelles conséquences de ces procédures. Nous constituons une réserve de guerre pour être prêts. »
Malgré cela, Euroclear n’a aucune difficulté à attirer de nouveaux actionnaires. Ces derniers mois, vous avez accueilli le fonds souverain singapourien GIC et un gestionnaire australien comme nouveaux investisseurs. Comment l’expliquez-vous ?
URBAIN. « Les investisseurs constatent que nous gérons efficacement le dossier russe. Ils reconnaissent notre efficacité opérationnelle à cet égard. En outre, notre activité principale se porte bien. Nous poursuivons une croissance régulière, notre stratégie est cohérente, nous continuons d’élargir notre empreinte. Les investisseurs perçoivent notre potentiel et souhaitent soutenir Euroclear afin d’accroître notre part de marché ainsi que la valeur de notre entreprise. »
Est-ce toujours les actionnaires historiques – de grandes institutions financières – qui cèdent la place à des investisseurs à long terme comme des fonds souverains ou des fonds de pension ?
URBAIN. « C’est une évolution amorcée depuis un certain temps. Les banques doivent immobiliser beaucoup de capital pour des participations non cotées comme celle d’Euroclear. À l’inverse, les investisseurs à long terme apprécient les infrastructures des marchés financiers, car elles garantissent des flux de trésorerie importants et un dividende stable et attractif. La différence par rapport à il y a quelques années, c’est que nous avons aujourd’hui davantage d’acheteurs potentiels que de vendeurs. C’est une position confortable. »
Euroclear a un temps envisagé une introduction en bourse. Ce projet n’est donc plus d’actualité ?
URBAIN. « Nous avons accès à suffisamment de capitaux, donc une entrée en bourse n’est actuellement pas nécessaire. Ce n’est plus sur notre agenda. Je ne dis jamais jamais, mais pour l’instant, personne chez Euroclear ne travaille sur cette perspective. »