Alain Durré, économiste en chef de Goldman Sachs Europe: “Pas de hausse de taux avant 2024”
Le Belge Alain Durré, économiste en chef de Goldman Sachs Europe, ne voit pas la Banque centrale européenne relever ses taux malgré le retour de l’inflation. “Il n’est pas du tout question aujourd’hui de retirer la liquidité qui a été mise dans le système.”
Dernièrement de passage à Bruxelles,Alain Durré commente pour les lecteurs de Trends-Tendances les préoccupations économiques du moment, à commencer par l’inflation, qu’il ne voit pas comme un obstacle à la reprise.
TRENDS-TENDANCES. L’épidémie de covid continue de faire l’actualité. La propagation du nouveau variant omicron peut-elle casser la reprise?
ALAIN DURRÉ. C’est un risque, bien évidemment. Mais compte tenu des taux de vaccination qui sont assez élevés en Europe, à l’exception des Pays-Bas et de l’Autriche, l’impact devrait être mesuré. Pour l’ensemble de la zone euro, nous prévoyons un impact négatif de 0,4 point de pourcentage pour 2022, ce qui ramènerait la croissance économique annuelle à 4,3%, avec des taux d’intérêt qui vont rester assez bas.
L’inflation semble être la principale crainte pour le moment. Est-elle de nature à contrarier l’embellie?
Pas encore. L’inflation devient un problème pour la croissance économique si elle est permanente et incontrôlée. Ce n’est pas le cas pour le moment. D’abord parce que les ingrédients de cette inflation anormalement élevée sont temporaires et cycliques, surtout en zone euro. Ils sont issus de composantes volatiles que sont les prix énergétiques et ceux sur les produits alimentaires non traités. Ensuite parce que les banques centrales, qui ont pour objectif la stabilité des prix, tiennent le cap. Il n’est pas du tout question aujourd’hui de retirer la liquidité qui a été mise dans le système. Les banques centrales ont pris l’engagement de réinvestir tous les titres accumulés depuis la crise 2007 dans leur bilan pour une durée considérable, ce qui assurera des conditions financières favorables.
On ne peut pas comparer les valorisations boursières actuelles avec celles qui prévalaient avant la crise financière.
Quand voyez-vous cette poussée d’inflation se calmer?
Les goulots d’étranglement et les pénuries dans la chaîne d’approvisionnement devraient s’alléger progressivement l’année prochaine alors que les prix énergétiques et alimentaires devraient baisser dès juillet 2022. Nous nous attendons donc à un retournement de tendance et à une décélération de l’inflation dans la seconde moitié de 2022. Le taux d’inflation devrait ainsi s’établir à 1,3% en Europe fin de l’année prochaine, et à 1,7% fin 2024. Soit un niveau proche de la cible de 2% de la BCE.
Il n’est donc pas urgent pour les banques centrales de réagir?
Non, car cette poussée d’inflation n’est pas déstabilisatrice pour l’économie de la zone euro. Comme elle est temporaire et retombera à des niveaux proches de 1% dès la fin de 2022, la BCE devrait garder ses taux d’intérêt bas. Nous ne prévoyons pas de hausse de taux avant le troisième trimestre de 2024. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que même si les banques centrales arrêtent leurs achats nets, notamment pour la BCE dans le cadre du PEPP ( Pandemic emergency purchase programme, Ndlr), elles ont pris la décision de réinvestir tous les titres qui arriveront à maturité. L’objectif des banques centrales est donc d’ajuster certains paramètres de leurs programmes d’achat à la marge mais sans retirer la liquidité excédentaire.
S’il n’y a pas urgence, c’est aussi parce que l’inflation actuelle est l’alliée de nos Etats très endettés?
Il est vrai qu’en termes de timing, l’inflation que nous connaissons pour le moment fait le jeu des Etats. Elle leur fait gagner du temps en érodant la valeur réelle de la dette publique. Cela permet aussi de garantir une croissance économique nominale supérieure aux taux d’intérêt, ce qui amène automatiquement une décrue graduelle de la dette publique malgré les déficits importants.
Dans ce contexte, il n’y a pas beaucoup d’autres alternatives que la Bourse comme placement anti-inflation?
Tant que nous sommes dans un environnement où l’on a une reprise économique et des taux d’intérêt très bas (et négatifs en termes réels), il n’y a effectivement pas d’autres alternatives que d’investir dans des instruments à risque comme les actions ou dans l’immobilier. C’est toujours le phénomène Tina ( There is no alternative, Ndlr). Le conseil que nous donnons à nos clients pour 2022 est de surpondérer encore leur portefeuille en actions américaines et européennes, mais en étant plus vigilant sur le choix des actions.
Certains craignent toutefois l’éclatement des bulles boursière et immobilière: pas vous?
Je ne pense pas que nous puissions parler de bulles à proprement parler. On ne peut pas comparer les valorisations boursières actuelles avec celles qui prévalaient avant la crise financière de 2007 et la pandémie. A l’époque, il n’y avait pas cette abondance de liquidités créée par les banques centrales. On parle de 2.000 milliards d’euros au-delà du besoin des banques que les investisseurs cherchent à placer. Du coup, beaucoup d’actifs paraissent chers, mais ils ne sont pas forcément à risque. La situation est relativement confortable à ce niveau-là.
C’est ce qui explique que de nouvelles entreprises comme Lucid valent autant que Ford alors qu’elles n’ont pas encore vendu une seule voiture électrique?
Encore une fois, les valorisations boursières sont élevées. Mais si on les rapporte aux bénéfices attendus, on constate que le marché européen reste globalement attractif. Il y a donc encore un potentiel de croissance. C’est ce qui explique l’évolution des cours boursiers des entreprises “vertes”, en particulier les constructeurs de véhicules électriques, en plus d’être un secteur en pleine transition et d’avenir. En 2022, il faudra pratiquer plus de stock picking, de sélection de valeurs, qu’auparavant.
A l’inverse, l’euro est à son plus bas niveau depuis plus d’un an. Pourquoi?
A court terme, cela s’explique par un resserrement monétaire plus précoce attendu aux Etats-Unis qu’en zone euro. Cette dépréciation actuelle est paradoxalement une bonne nouvelle pour l’Europe. Ceci dit, son potentiel d’appréciation à long terme est assez important. Parce que la part de l’euro détenue par les asset managers est nettement inférieure à ce qu’elle était avant la crise financière de 2007-2012. Beaucoup d’investisseurs ont été échaudés dès la crise grecque. Ils ont quitté la zone euro et ne sont jamais revenus. Et comme le plan de relance européen devrait amener plus de croissance à terme en Europe, on s’attend à ce que les investisseurs rapatrient progressivement des fonds en zone euro, ce qui devrait se traduire par une appréciation de l’euro. Nous anticipons une parité euro-dollar de 1,30 en 2025.
Comment expliquer le retour en grâce du secteur bancaire en Bourse malgré des taux qui restent bas?
Les valeurs bancaires sont pour le moment encore bon marché. Au même titre que le secteur énergétique, c’est une belle opportunité de placement. Le bilan des banques s’est pas mal restructuré grâce à la régulation. Elles sont plus solides qu’en 2007. En poussant les taux à long terme à remonter de manière graduelle, l’inflation rend aussi la courbe de taux moins plate, ce qui laisse entrevoir des perspectives de revenus plus importantes. Quant aux régulateurs européens, ils poussent énormément à la consolidation du secteur.
Quid de la géopolitique dans tout cela: la Chine et Taiwan, la Russie et l’Ukraine?
Le risque politique a toujours existé et reste bien évidemment d’actualité. En même temps, il y a une vraie addiction des marchés aux comportements des banques centrales. Les investisseurs se disent qu’elles interviendront pour calmer le jeu quoi qu’il arrive.
Profil
· 50 ans
· Diplômé de Saint-Louis, de l’UCL et de l’université de Mannheim, docteur en économie monétaire (London School of Economics et UCL).
· 2002-2014: chercheur à la Banque nationale de Belgique, professeur associé à l’IESEG-School of Management (Lille), conseiller de politique monétaire au FMI, économiste principal pour la politique monétaire à la BCE.
· Depuis 2014: économiste en chef chez Goldman Sachs Europe et professeur à l’université de Paris Dauphine
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