Trends Style enquête: a-t-on encore besoin de magasins à l’ère numérique?

À l’ère numérique, une boutique – une vraie boutique, de verre et de béton – doit raconter une histoire. Et de préférence surprendre.

Aujourd’hui, les nuages noirs s’accumulent au-dessus des magasins. Le tonnerre gronde. Le retail souffre. C’est la faute d’Internet mondial, entend-on, qui détourne les clients des magasins traditionnels, de leurs belles vitrines et, avec un peu de chance, de leur personnel compétent.
Ou c’est la faute des touristes chinois, qui non seulement dépensent moins depuis la pandémie, mais préfèrent désormais le Japon, attirés par le taux de change historiquement bas du yen. Ou non, tout cela est dû à la soi-disant aux embouteillages, qui rendraient nos rues commerçantes, et donc nos magasins, plus difficiles d’accès que le mont Everest.

Oxford Street, qui reste la rue ­commerçante la plus fréquentée de Londres, est depuis un certain temps un cimetière de grands magasins vides aux vitrines condamnées – seul ­Selfridges survit. Dans les plus petits immeubles, les enseignes de modes ont été remplacées par des magasins de bonbons. Sur Oxford Circus, un Ikea miniature prendra la place du flagship-store de TopShop en 2025.

En Allemagne, la chaîne de grands magasins Galeria Karstad Kaufhof a fait aveu de faillite il y a quelques mois, pour l’instant sans consé­quences pour sa filiale belge Inno. En France, Habitat, Gap, Go Sport et une litanie d’autres enseignes ­textiles locales ont disparu. Aux États-Unis, l’enseigne emblématique Macy’s fermera quelque 150 boutiques au cours des trois prochaines ­années. Même H&M est en difficulté. Le groupe suédois a certes ouvert 101 nouveaux magasins l’an dernier, mais il en a aussi fermé 197 – et ­d’autres fermetures sont prévues cette année. Depuis 2020, date à laquelle H&M a commencé à jouer pleinement la carte de l’e-commerce, le groupe compte environ 600 adresses en moins – dont une partie en Russie, d’où de nombreuses marques occidentales se sont retirées après l’invasion de l’Ukraine. 
Récemment, un panneau « Fermeture définitive » a été accroché à la porte de l’emblématique boutique de ­chemises britanniques Hilditch & Key, rue de Rivoli à Paris. En cause, selon de nombreux pessimistes : le fait que cette même rue de Rivoli ait été transformée en boulevard cyclable pendant la pandémie. Et les cyclistes ne s’arrêtent pas pour acheter une chemise parfaitement coupée, au ­contraire, tout le monde le sait, des automobilistes englués dans les ­embouteillages. Une raison plus ­évidente était l’assortiment proposé, vieillot et largement hors de propos en 2024.

Car la boutique elle-même, que l’on pourrait aimablement qualifier de ­pittoresque (dans son jus, comme on dit en France), n’avait pas grand-chose à offrir au consommateur moderne hormis de belles vitrines antiques. Le fait que Karl Lagerfeld, qui y achetait toutes ses chemises, n’en soit plus client depuis plusieurs années (parce qu’il est décédé) a peut-être aussi joué un rôle dans la disparition de Hilditch & Key, qui a sans doute vu son chiffre d’affaires s’effondrer. Le secteur de la mode est en perte de vitesse, mais les exploitants de magasins n’y sont pas pour rien. La mode, en particulier, est souvent devenue absurdement chère, même pour ceux qui peuvent s’offrir des produits de luxe. Et de nombreux entrepreneurs n’ont pas compris à temps que le monde avait changé.

Heureusement, il y a aussi des nouvelles plus positives, voire rassurantes, dans le paysage du retail. Elles ­prouvent qu’il reste une place pour des magasins IRL, dans la vraie vie. Mais avec de nouvelles formules et de nouveaux concepts. Il suffit de se promener dans les rues commerçantes de Belgique pour s’apercevoir que même C&A l’a compris. Le géant de la distribution remplace ses gigantesques immeubles par des magasins plus petits, avec une offre plus ciblée.

Horta et Saana

Le retail, c’est de l’entertainment, comme l’architecture. Pour shopping, c’est le cas depuis la nuit des temps. Plus précisément depuis la fin du XIXe siècle, avec l’essor des grands magasins classiques où les citadins ­venaient découvrir le capitalisme dans des palais opulents – le Bon Marché et la Samaritaine à Paris, l’Innovation de la rue Neuve à Bruxelles. Ce ­dernier établissement, dessiné par Victor Horta et inauguré en 1901, était un chef-d’œuvre de l’art nouveau jusqu’à ce qu’il soit la proie des flammes le 22 mai 1967, faisant 325 morts et des dizaines de blessés.

Le Bijenkorf de Rotterdam a été conçu par l’éminent architecte ­Willem Dudok. Après la destruction du magasin pendant la Seconde Guerre mondiale, le célèbre Marcel Breuer, connu pour le Bauhaus, a été chargé de construire un nouveau bâtiment.
Les grands magasins classiques étaient des parcs d’attractions ­mercantiles. Outre le shopping, il était également possible d’y manger, d’assister à un défilé de mode ou de visiter une exposition. Mais leur importance a beaucoup diminué ces dernières années, en partie parce que les marques de luxe préfèrent investir dans leurs propres boutiques où elles peuvent plus facilement emporter leurs clients dans leur histoire. De nombreux grands magasins semblent en panne d’inspiration, voire à bout de souffle. Inno, par exemple, s’adresse au plus grand dénominateur commun. Ce qui ne fait pas vraiment rêver.

Mais tous les exploitants de grands magasins ne s’avouent pas vaincus. La Samaritaine à Paris – et ce n’est pas un hasard si elle est la propriété du groupe de luxe LVMH – a été ­entièrement rénovée après des années d’inoccupation, avec un grand magasin plus petit, un hôtel Cheval Blanc, une crèche et des logements sociaux. L’architecture originale, un art nouveau spectaculaire, a été soigneusement restaurée et complétée par une nouvelle aile dotée d’une façade de verre ondulante, œuvre des architectes vedettes du bureau japonais Saana.

La Samaritaine, Paris

À deux pas de là, Bjarke Ingels, du non moins prestigieux BIG, a transformé une ancienne agence bancaire des Champs-Élysées en une nouvelle filiale ultramoderne des Galeries Lafayette. Les deux magasins ont ouvert plus ou moins pendant la pandémie.
Le Lafayette des Champs-Élysées était conçu comme un laboratoire du style « disruptif » : le grand magasin du futur. On y trouvait à peu près toutes les marques d’avant-garde, ainsi que deux restaurants conçus par Jacquemus, le Citron et l’Oursin. Les cabines d’essayage tapissées de rose étaient, et sont toujours, totalement fastueuses. M/M Paris, les ­graphistes préférés du secteur du luxe, ont conçu l’identité graphique du magasin, à peine lisible, mais ultramoderne. Le pari s’est malheureusement avéré trop osé, surtout lorsque le flux de touristes s’est subitement tari. Cinq ans après leur ouverture, les ­Galeries Lafayette Champs-Élysées sont beaucoup plus banales, avec un assortiment beaucoup moins audacieux et beaucoup plus commercial.

Le démarrage a également été difficile pour la Samaritaine. L’entreprise est dirigée par DFS, la filiale de LVMH spécialisée dans le duty-free, qui exploite principalement des boutiques dans des aéroports. Il est donc logique que l’assortiment cible principalement les touristes. L’atmosphère y est toujours assez étrange, un peu comme un no man’s land au cœur de Paris. Mais c’est beau, sans aucun doute.


Dior, Paris
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Dior, Paris

Parallèlement, de nombreuses marques de luxe ont intégré les codes et concepts des grands magasins classiques dans leurs propres boutiques. Tout flagship store se doit ainsi d’avoir sa galerie ou son espace d’exposition (même Dries Van Noten a aménagé une galerie dans sa boutique de Los Angeles). Les Maisons de Dior à ­Paris et la boutique Tiffany’s à New York sont en fait des grands magasins dédiés à une seule marque. Dior propose des boutiques distinctes pour toutes ses lignes (dames, messieurs, enfants, accessoires, déco, etc.), une pâtisserie, un restaurant chic et de trois jardins, intérieurs et extérieurs, réalisés par l’architecte paysagiste belge Peter Wirtz. Sans oublier un hôtel (les clients reçoivent les clés de l’ensemble et peuvent faire du shopping jour et nuit s’ils le souhaitent) et la Galerie Dior, un musée à part entière dédié à l’histoire de la marque de mode française.

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Tiffany & Co, New York


L’approche adoptée pour le Tiffany’s à New York, décorée comme celle de Dior décorée par Peter Marino, est ­similaire. La boutique, rebaptisée The Landmark, présente des œuvres de Jeff Koons, Julian Schnabel, ­Daniel Arsham, du sculpteur belge Johan Creten et de Jean-Michel Basquiat (la toile d’une campagne très controversée mettant en scène Beyoncé et Jay-Z) – entre autres. On peut aussi y admirer la petite robe noire que portait Audrey Hepburn dans l’adaptation cinématographique de Breakfast at Tiffany’s. Une robe signée Givenchy, qui, comme ­Tiffany’s, appartient à LVMH.

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Kawakubo, le pionnier

La preuve que le commerce de détail n’est pas mort a été faite il y a quelques semaines. Toujours à Paris, mais cette fois dans le Marais, où Comme des Garçons a ouvert son très attendu Dover Street Market Paris – également une réinterprétation du grand magasin classique. La chaîne multimarque, qui propose des produits d’avant-garde et de luxe, possède déjà des boutiques à Londres, New York, Tokyo, Los Angeles, ­Pékin et Singapour. À Paris, DSM prend la place du pop-up culturel ­35-37, déjà géré par Comme des Garçons. La composante culturelle a été préservée avec deux salles entièrement équipées en sous-sol qui peuvent accueillir des expositions, des défilés, des concerts et des soirées. Dans l’espace de vente, toutes les marques sont ­vendues ensemble et non, comme dans les autres Dover Street Markets, dans des stands séparés. Il y a un restaurant et beaucoup d’espace vide. Il est vrai que le bâtiment est immense.

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Dover Street Market, Paris

Rei Kawakubo et son mari Adrian Joffe (Comme des Garçons) ­expérimentent depuis des années des formats commerciaux distinctifs et ­innovants, souvent à des endroits ­inattendus – comme la boutique inaugurée dans le quartier new-yorkais de Chelsea en 1999, lorsque le Meatpacking District relevait encore du territoire inexploré pour le secteur du luxe. Comme des Garçons a aussi été la première enseigne à lancer l’idée du guerilla store, des boutiques éphémères dans des immeubles vides (pop-up), souvent dans des villes inattendues comme Helsinki ou Ljubljana. Viendront ensuite les Pocket Stores, des magasins miniatures qui vendent principalement des accessoires. Le premier Dover Street Market a ouvert ses portes à Londres il y a exactement 20 ans. Il repose sur le modèle du Kensington Street Market, la destination préférée des hippies, mods autres punks des années 1970 et 1980 – ainsi que des amateurs de haute ­couture. Rei Kawakubo, plus de 80 ans aujourd’hui, est ainsi devenue l’exemple rare d’une créatrice d’avant-garde qui a réussi à bâtir un empire commercial prospère : le chiffre d’affaires avoisine le demi-milliard d’euros.

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Dover Street Market, Paris

Certes, il est facile d’innover pour une multinationale aux poches bien garnies que pour l’indépendant moyen. Loewe a ainsi ouvert une ­boutique pop-up au Metropolitan Museum de New York le mois dernier. Parce que Loewe, autre marque du multivers de LVMH, sponsorise l’exposition de mode qui s’y tient ­actuellement. Oui, faire du shopping dans un musée, c’est spécial. Et controversé : les sacs de luxe ont-ils vraiment leur place dans un musée ?

Tout ce qui précède ne signifie pas pour autant que le petit commerce de proximité est condamné. Ces dernières années, j’ai ainsi vécu deux de mes plus belles expériences de shopping dans des boutiques plus ou moins indépendantes.

La première était une minuscule ­boutique vintage à l’ombre d’un vieux temple à Koenji, un quartier de Tokyo où l’esprit de 1968 est toujours très présent. Le jeune propriétaire y avait introduit sa propre monnaie, le Koiken. J’y ai acheté un T-shirt jaune fluor d’occasion pour 15 K, et j’ai reçu en retour un billet de 5 K signé à la main, pour mon prochain achat. Avec le recul, ce T-shirt n’était pas si génial, mais le souvenir de ce moment me ­restera à jamais gravé dans la mémoire.

Chez Winckle, la boutique vintage ouverte l’année dernière, vous ne payez toujours qu’en euros. L’adresse est agréablement chaotique, le shopping est un plaisir (la dernière fois, et comme tous les clients, j’ai posé pour un polaroïd dans une lune géante, un élément de décor recyclé). ­L’assortiment y est distinctif et unique et l’endroit est, pour utiliser un mot idiot, charmant. On peut encore y être surpris, et le compte Instagram est ­hilarant.
Faire entendre sa propre voix : c’est là que tout commence, y compris dans la rue commerçante.

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