Que se passe-t-il quand on touche assez d’argent pour vivre sans travailler ?
Miko n’a que 5 ans mais va toucher 1.000 euros par mois pendant un an: le petit Berlinois est l’un des heureux cobayes d’une start-up qui entend tester le “revenu de base” dans une Allemagne plutôt dubitative.
“Lui ne peut pas comprendre, mais pour toute la famille, c’était grisant”, s’enthousiasme sa mère, Birgit Kaulfuss, évoquant le tirage au sort qui a désigné en décembre son fils cadet, inscrit en même temps que ses parents et son père.
Quelque 85 personnes, dont une dizaine d’enfants, ont bénéficié de cette rente provisoire depuis mi-2014 grâce aux dons de 55.000 particuliers recueillis par la structure privée berlinoise “Mein Grundeinkommen”.
“J’ai touché un revenu régulier grâce à ma première start-up, et ma vie est devenue plus créative et saine. Alors je voulais lancer une expérience sociale”, explique son fondateur Michael Bohmeyer, 31 ans.
Habilement mise en scène, avec une “roue de la fortune” élisant chaque gagnant en direct sur Internet, l’initiative veut répondre à une question: que se passe-t-il quand on touche assez d’argent pour vivre sans travailler ?
“Tous dorment mieux et personne n’est devenu fainéant”, résume Michael Bohmeyer, alors que les témoignages publiés montrent des expériences variées, allant d’une parenthèse sans angoisse financière à de nets virages personnels.
‘Stimulant’
Pour Eike et Birgit, les parents de Miko, graphiste et photographe suspendus à des commandes irrégulières, c’est l’occasion de vivre “plus détendus” et de prendre pour la première fois des vacances en famille.
“Sans la pression du quotidien, on peut être plus créatif et essayer des idées”, raconte de son côté Valerie Rupp, récemment interrogée par la chaîne ARD, qui a pu s’occuper de son bébé et se lancer comme décoratrice pendant que son mari, juste arrivé du Mali, apprenait l’allemand.
Nombre de gagnants ont entrepris une formation, quittant un boulot alimentaire pour devenir éducateur ou “coach mental”, d’autres soignent une maladie chronique, se désintoxiquent de l’alcool, soutiennent un proche ou paient les études d’un enfant.
“C’est un cadeau et un stimulant”, explique Astrid Lobeyer, qui s’est formée au travail biographique pour tenir des discours d’enterrement, ainsi qu’à la technique thérapeutique Alexander.
Abondamment relayée sur les réseaux sociaux, l’initiative relance la réflexion allemande sur le revenu universel, au moment où la Finlande l’expérimente auprès de 2.000 chômeurs et où la France en discute en pleine campagne présidentielle.
Même les millionnaires ?
Cette vieille utopie, testée de l’Alaska à la Namibie, avait fait l’objet en 2009 d’une pétition soutenue par 50.000 signataires mais rejetée par le Bundestag, et séduisait en juin 2016 40% des Allemands, selon un sondage Emnid.
A quelques mois des élections législatives, le revenu universel a désormais sa formation dédiée, “Bündnis Grundeinkommen”, mais peine à s’imposer au sein d’un grand parti.
L’idée a des partisans à gauche, à droite, parmi les organisations catholiques et les grands patrons, avec des motivations diverses: lutter contre la pauvreté, “simplifier la bureaucratie” ou répondre au bouleversement de l’emploi à l’ère numérique.
Mais les réticences, elles aussi nombreuses, se concentrent en Allemagne sur un aspect symbolique: le rapport au travail. La droite redoute une “prime à l’oisiveté” quand le SPD, en 2006, s’inquiétait de voir “étiqueter comme inutiles” les chômeurs bénéficiant de la mesure au lieu de soutenir leur quête d’emploi.
La discussion a aussi fait rage au sein des grands syndicats, IG Metall et Verdi finissant par s’opposer à leur base en dénonçant un “cheval de Troie du libéralisme”, qui “renforcerait les inégalités” en rétribuant pauvres et millionnaires de la même façon.
Tâches ingrates
Indéniable succès médiatique, Mein Grundeinkommen est pourtant “mal conçue” pour répondre aux questions de fond, estime auprès de l’AFP Alexander Spermann, économiste à l’Université de Fribourg.
Son financement, reposant sur la curiosité ou le militantisme des donateurs, est d’autant moins transposable à grande échelle que la structure et ses 20 salariés absorbent “60% du budget collecté”, reconnaît Michael Bohmeyer.
Par ailleurs, avec cette expérience limitée à un an et quelques dizaines de personnes, “la question est en gros: +que faire d’un chèque en blanc que je recevrais à Noël ?+”, explique Alexander Spermann.
Or l’inconnue majeure du revenu de base, s’il est généralisé, porte sur “les choix de qualification et d’activité” que feront ses bénéficiaires s’ils sont assurés de le toucher à vie, souligne l’économiste.
“Qui se chargera des tâches épuisantes et pas toujours attractives, comme ramasser les poubelles ou s’occuper des personnes âgées ?”, sujet sensible dans une Allemagne vieillissante, lançait en 2013 Werner Eichhorst, du Centre sur l’avenir du travail de Bonn (IZA).
Les partisans du revenu de base estiment que les métiers les plus ingrats seront, à terme, “automatisés” ou “revalorisés”. Mais pour ses détracteurs, dont M. Eichhorst, “aucune machine ne travaillera à notre place tout en payant nos impôts”.
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