Pour Sam Pitroda, “l’innovation peut reconstruire le monde”

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Physicien de formation, l’homme aux 100 brevets a consacré sa vie aux télécommunications, inventant l’agenda électronique et le portefeuille virtuel. Depuis dix ans, Sam Pitroda oeuvre auprès du Premier ministre Manmohan Singh pour faire de l’innovation le moteur de la croissance indienne.

Le Vif/L’Express : Aujourd’hui, l’innovation semble être le Graal des Etats. Chacun rêve d’avoir sa Silicon Valley, Israël se vante d’être une “start-up nation”, la France lance un concours mondial d’innovation. Est-ce vraiment la seule réponse à la crise que nous traversons ?

Sam Pitroda : Replaçons-nous quelques décennies en arrière. Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis réorganisent le monde en créant des institutions comme les Nations unies, la Banque mondiale, le FMI, le Gatt, l’Otan, etc. Elles sont conçues pour un système bipolaire, avec, d’un côté, les Etats-Unis et, de l’autre, l’Union soviétique. Puis la reconstruction s’est engagée : l’Europe, le Japon ont été rebâtis et, lentement, la prospérité s’est étendue à d’autres pays. L’économie de marché, la globalisation, la démocratie ont progressé. L’Union soviétique s’est ensuite effondrée et le monde a cru devenir unipolaire, dominé par les seuls Etats-Unis. Mais personne n’avait imaginé le pouvoir d’Internet. Internet est d’une force bien supérieure à la Seconde Guerre mondiale. Il a tout changé : les modes de socialisation, le commerce, l’éducation, la santé, et même la façon de gouverner. Nous ne sommes qu’au début du processus. Et nous n’avons pas encore compris à quel point cela va bouleverser nos vies. Le type de destructions et déconstructions suscitées par l’avènement du Web n’a pas d’équivalent. Internet nous contraint à faire de l’innovation une priorité. Or, aujourd’hui, beaucoup veulent préserver le statu quo. Ce qui crée une tension terrible dans les sociétés.

De quelle innovation avons-nous besoin ?

Il ne s’agit pas de réinventer le transistor, ni même forcément de ruptures fondamentales. Il s’agit plutôt de voir comment nous pouvons utiliser toutes ces connaissances pour repenser l’économie, l’éducation, les systèmes de santé ou encore de gouvernement. Nous ne pouvons plus fonctionner comme avant. Qui a encore besoin de l’Encyclopædia Britannica de nos jours ? Plus personne. La démocratisation de l’information et ses conséquences n’ont pas encore été mesurées. C’est, selon moi, l’enjeu des vingt-cinq prochaines années. Partout dans le monde, la pauvreté économique est liée à la pauvreté de l’information. L’innovation n’est pas seulement technologique ; ce n’est pas qu’une affaire d’entreprises, de produits, de compétitivité, de nouveaux marchés à conquérir. Nous avons également besoin d’innovation dans la police, la santé, la distribution, la gouvernance, etc. Il ne faut pas penser l’innovation simplement comme une démarche scientifique et technique, mais comme un moyen de reconstruire notre monde.

Ce monde est-il vraiment dépassé ?

Tout ce que nous faisons aujourd’hui est obsolète. Prenez l’éducation. Voilà quinze ans, on a décidé qu’il fallait cinq années pour obtenir un master : cela n’a plus de sens. Il suffit de regarder les enfants d’aujourd’hui : j’ai une petite-fille de 3 ans en Californie, elle utilise Skype chaque jour, seule, pour m’appeler. Elle n’est pas spéciale, juste normale. Nous sous-estimons ces enfants : quand ils auront 6 ans et iront à l’école, à quoi servira leur professeur ? Leur cerveau n’est pas configuré comme le nôtre, car ils grandissent dans un écosystème différent. Il faut aussi sortir des catégories : je ne serai plus ingénieur toute ma vie, je pourrai être manager, politicien, artiste, inventeur ! Les enfants d’aujourd’hui vivront cent quinze ans, et les générations suivantes, peut-être encore plus longtemps, du fait des avancées de la recherche en biotechnologies et nanotechnologies. Autre exemple : pourquoi un médecin devrait-il se souvenir de chaque mot désignant la moindre partie du corps humain ? Tout est disponible sur le Web ! Il s’agit d’apprendre non plus à mémoriser cette masse d’informations, mais à l’utiliser au mieux. Les nouvelles technologies offrent des possibilités bien supérieures à la capacité d’adaptation des êtres humains. Nos leaders ne regardent pas le futur en face, car ils en ont peur.

L’innovation technologique n’est-elle pas parfois responsable de l’accroissement du chômage, par exemple quand les robots remplacent les hommes ?

Depuis quinze ans, la technologie nous a beaucoup apporté : elle a réduit la mortalité, accru la longévité, amélioré les communications, les transports. La qualité de vie n’a cessé de progresser. Et pourtant, ce n’est pas le cas du bien-être ressenti… Car la technologie n’est qu’un outil. En quinze ans, beaucoup de problèmes n’ont pas été résolus : la pauvreté, la faim, le terrorisme. La réponse est sans doute dans la formation des individus : comment préparer chacun à chercher en soi, et pas forcément à l’extérieur, la solution à ses problèmes. En Inde, les gens se plaignent aujourd’hui de leur téléphone mobile, dont ils sont devenus esclaves ; voilà dix ans, ils n’avaient même pas de téléphone ! Il leur manque quelque chose, il nous manque tous quelque chose : avoir appris à travailler sur nous-mêmes. Nous nous sommes concentrés sur la fabrication de produits zéro défaut au lieu de nous concentrer sur les hommes.

Comment renverser le cours des choses ?

Il faut d’abord reconnaître que tout est en train de changer. Prenez les banques : nous n’avons pas besoin d’immenses sièges sociaux ; nous avons juste besoin de confiance. L’éducation : je n’ai plus besoin de professeur qui délivre du savoir, mais d’un mentor qui m’accompagne. Pour apprendre, seules trois choses sont indispensables : la motivation, le temps, les contenus. La santé : je n’ai pas besoin d’un médecin chaque fois que j’ai un rhume. La démocratisation de l’information redonne du pouvoir aux citoyens pour prendre leur destin en main.

Elle ne garantit pas forcément la capacité d’innovation…

Il est vrai que, ces cinquante dernières années, presque toutes les technologies clés nous sont venues des Etats-Unis. Mais rien n’empêche d’utiliser ces technologies, qui se sont largement démocratisées, pour inventer un autre monde. Le modèle américain, fondé sur un cycle de consommation très court, n’est pas tenable. Cela peut fonctionner pour 300 millions de personnes, pas pour 7 milliards. Aujourd’hui, les meilleurs cerveaux du monde travaillent à résoudre les problèmes des riches et non ceux des pauvres. Il faut changer de perspective : Bangalore est devenu le back-office des Etats-Unis, pourquoi l’Inde ne serait-elle pas plutôt le back-office de Bangalore ?

Vous dénoncez la course au gigantisme des villes…

Pourquoi les mégalopoles sont-elles devenues l’unique modèle de développement ? Avec Internet, avons-nous vraiment besoin de concentrer les administrations gouvernementales dans une seule et même ville ? Notre modèle urbain actuel est fondé sur le système américain, où l’on prend chaque matin sa voiture pour aller travailler, avec un trajet de plus en plus long. On construit des parcs technologiques occupés de 9 à 17 heures, le reste du temps, routes, parkings, bureaux sont vides. C’est un non-sens, à l’heure du pétrole cher ! Demain, nous irons au travail à pied et non en voiture. Ce qui suppose de redessiner les villes. Les nouvelles technologies permettent d’envisager de créer des emplois localement. Cela ne veut pas dire renoncer à la globalisation. Les puces électroniques continueront probablement à parcourir des milliers de kilomètres, mais pourquoi les tomates que nous consommons le devraient-elles ?

En quoi des pays comme l’Inde peuvent-ils nous inspirer dans cette quête ?

Nous réfléchissons depuis plusieurs années à un autre modèle de développement, que je qualifierais de “gandhien” – fondé sur la simplicité, l’accessibilité, la satisfaction des besoins essentiels, la confiance et la non-violence. Les technologies peuvent nous y aider. Il ne s’agit pas de faire du socialisme. Il faut arrêter de penser le monde en termes de socialisme ou de capitalisme. Ces prismes ne sont plus valables. En Inde, compte tenu de la taille de la population et de la pauvreté, tout ce que nous dévelop- pons doit être abordable, évolutif et donc durable. Nous devons apprendre à créer dans un monde aux ressources de plus en plus rares et aux inégalités de plus en plus criantes. Cela nous a conduits au concept d’innovation frugale : une innovation peu coûteuse, mais profitable au plus grand nombre. Le Dr Devi Shetty, qui a réussi à baisser fortement les prix des opérations cardiaques dans notre pays, vient d’ouvrir dans les Caraïbes un hôpital pour la clientèle américaine : il y propose des interventions à 6 000 dollars, au lieu d’un prix moyen de 75 000 dollars ! C’est un exemple de ce que nous pouvons décliner dans le reste du monde.

L’innovation n’est pas seulement technologique, disiez-vous ?

En effet. Un jour, je roulais en zone rurale, je suis tombé en panne, je me suis arrêté dans un village. Un jeune homme a ouvert le capot de ma voiture, il y avait une fuite dans le radiateur. Je lui ai demandé s’il avait les outils nécessaires pour le réparer, il a dit “non, mais pas de problème, je vais le faire”. Il est parti dans sa cuisine, est revenu avec du curcuma qu’il a mis dans le radiateur, et la fuite a été stoppée ! Car cette épice possède des propriétés coagulantes ! Cela n’allait pas durer longtemps, mais allait me permettre de parcourir 50 miles, jusqu’à la prochaine ville. Voilà un exemple d’innovation locale, et frugale. Il en existe beaucoup d’autres. Il faut aider ces gens et leur redonner du pouvoir localement. La gouvernance de demain sera décentralisée et participative. Le pouvoir ne pourra plus être concentré, à cause de la démocratisation de l’information et des progrès de la connectivité.

Quel est le secret de la créativité ?

Une femme au foyer, qui règle des problèmes quotidiens, peut se révéler très innovante. Etre créatif suppose d’abord de bien se connaître, de savoir quelles sont ses compétences, ce qu’on peut apporter, et d’avoir confiance en ses capacités. Cela suppose aussi d’être capable de travailler en collaboration avec des personnes aux profils différents. Le drame des business schools, c’est qu’elles vous apprennent à extraire la valeur, pas à la créer par vous-même.

Sam Pitroda en 9 dates

1942 Naissance en Inde. 1963 Master de physique à Vadodara (Gujarat). 1964 Master d’ingénierie électrique à Chicago. 1984 Retour en Inde à l’invitation d’Indira Gandhi. Création du Centre pour le développement de la télématique. Installation de 25 millions de cabines téléphoniques jaunes dans le pays. 1987 Fondateur et président de la Commission des télécoms indienne. 1991 Retour aux Etats-Unis. 1996 Création de C-Sam, entreprise spécialisée dans les paiements mobiles sécurisés. 2005 Président de la Commission nationale de la connaissance créée en Inde par le Premier ministre Manmohan Singh. 2010 Président du Conseil national de l’innovation indien.

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