“Au sein de l’État islamique, l’argent l’emporte sur l’idéologie”
D’où l’État islamique tire-t-il son financement ? Dans une interview, Louise Shelley, professeur à la George Mason University et experte en terrorisme, explique qu’il fonctionne comme une organisation criminelle ordinaire où prime davantage le lucre que l’idéologie
Quelque 130 morts, plus de 350 blessés : le bilan est très lourd, et l’effroi reste total. Les attentats à Paris de vendredi soir, revendiqués par l’organisation État islamique, résonnent encore de leurs rafales de kalachnikovs, de leurs explosions et de leurs cris de terreur. L’heure est désormais à la colère et au recueillement. Et les tentatives d’analyse se succèdent.
Une organisation terroriste comme l’État islamique n’est toutefois pas qu’une machine à peur et à destruction : c’est une machine qui se nourrit d’argent. Abstraction faite un instant des victimes, combien une attaque terroriste coûte-t-elle ? “A priori, moins que vous ne le pensez, affirme le professeur Louise Shelley. Acheter des armes ou former un petit groupe de terroristes n’est pas excessivement cher. Si l’on prend l’exemple du 11 septembre, le coût de l’opération est estimé à 500.000 dollars seulement. Mais je pense que le calcul ne doit pas s’orienter dans ce sens-là. La question essentielle est de savoir combien coûte le maintien d’une organisation terroriste. Il faut une logistique énorme, il faut entretenir la motivation des combattants, il faut prendre en charge les familles des terroristes tués, etc. Des millions sont nécessaires.”
Dans votre ouvrage Dirty Entanglements. Corruption, Crime and Terrorism (1), vous écrivez que toutes les “success stories” terroristes commencent comme les commerces florissants : avec la collecte des capitaux nécessaires à leur lancement. Dans le cas d’al-Qaida, les fonds provenaient de la fortune personnelle d’Oussama Ben Laden. D’où proviennent ceux de l’État islamique ?
LOUISE SHELLEY. De deux sources. Les prédécesseurs de l’EI recevaient des dons des États du Golfe mais l’organisation actuelle est alimentée par de nouveaux apports, moins importants et d’origines multiples. Les filières de contrebande qu’elle utilise aujourd’hui étaient également utilisées durant la période post-invasion de l’Irak pour la contrebande à petite échelle, comme le trafic de cigarettes ou la pornographie.
La pornographie ?
Oui. J’ai été surprise également de découvrir ce genre de trafic dans la région actuellement sous contrôle de l’EI. Mais cette organisation tire une grande partie de ses ressources du commerce du pétrole ainsi que de nombreuses autres activités. C’est une organisation criminelle diversifiée.
De quel type d’activités parlez-vous ?
Le commerce d’oeuvres d’art volées dans les territoires occupés, par exemple. Elles se retrouvent sur eBay, dans des foires ou chez des antiquaires de renom en Europe. Encore que ce commerce génère relativement peu de ressources car le marché est limité. Les terroristes ont une stratégie de financement très diversifiée et le nombre de clients potentiels pour des articles coûteux est faible. L’EI taxe le commerce, tire de l’argent des passeports vendus par des combattants étrangers, vend des téléphones mobiles, fait du trafic de cigarettes et tire des ressources du kidnapping ainsi que du trafic et de la traite d’êtres humains. Et bien sûr aussi, du commerce des armes. D’autres groupes terroristes font de l’argent en vendant des CD et des DVD piratés. Les articles de contrefaçon, les faux passeports et faux papiers, le commerce illicite d’espèces sauvages et la drogue rapportent beaucoup aux groupes terroristes.
Comment fonctionnent les filières pour ce genre d’activités illicites ?
Elles empruntent simplement la voie des relations commerciales traditionnelles. L’Irak, la Syrie ou la Turquie entretiennent des relations depuis des centaines voire des milliers d’années. Historiquement, ces pays faisaient autrefois partie des mêmes empires. La corruption des fonctionnaires permet aux produits de franchir les frontières.
Est-ce que cela signifie que les organisations terroristes sont liées au crime organisé depuis le début ?
Je ne dirais pas qu’elles sont liées au crime organisé. Elles y participent. Elles confient parfois des activités criminelles à des groupes criminels organisés, parfois elles s’en occupent elles-mêmes. Dans ce dernier cas, elles soudoient des fonctionnaires et se chargent elles-mêmes des opérations. Elles ont recours à la corruption de la même manière qu’un groupe criminel organisé. L’EI s’est formé dans les prisons de l’Irak post-invasion, qui ont constitué un creuset essentiel pour l’établissement de relations entre les terroristes et les criminels bassistes du régime de Saddam Hussein.
N’est-ce pas tabou pour les djihadistes de coopérer avec des criminels ordinaires ?
Cette question est intéressante. Un grand nombre d’experts que j’ai rencontrés disent que, pour les islamistes, les criminels sont “utilisables”. Ils ne sont pas intouchables. Il est possible de recruter parmi eux des candidats au djihad, en leur promettant une rémission de leurs péchés. Cette offre est très attrayante pour les musulmans. Un grand nombre de combattants au sein de l’EI ont un passé criminel.
Un “combattant de Dieu” est-il autorisé aussi à faire de la contrebande de produits pornographiques dès l’instant où cela sert un objectif supérieur ?
Ce qu’enseigne l’EI, ce n’est pas l’islam. Les terroristes ont réinterprété l’islam au service de leurs propres objectifs. Ils utilisent cette vision déformée de l’islam pour justifier leurs actions. Ils font beaucoup de choses qui sont contraires à l’islam. Lorsque des imams, en Turquie et en Arabie saoudite, font la rééducation d’anciens terroristes, ils leur expliquent qu’ils ont mal interprété le Coran.
Dans les intérêts poursuivis, tout cela fait penser davantage à une entreprise qu’à un califat…
C’est exact. Entre-temps, un grand nombre de documents de l’EI ont été confisqués. En les analysant, on constate que le groupe est géré comme une entreprise. L’EI, comme d’autres groupes terroristes, tient une comptabilité dans laquelle sont consignées méticuleusement les différentes recettes et les dépenses en salaires, pots-de-vin ou armes. La terreur est aussi un business. Un business qui marche. Vu que les terroristes fonctionnent comme une entreprise, il est important de les combattre avec tout un éventail de mesures juridiques et pas seulement pénales. L’Allemagne se concentre actuellement sur l’aspect pénal mais sa longue expérience en matière de droit administratif et réglementaire permettrait d’enrayer la facilitation des pratiques terroristes.
Sans vouloir paraître nostalgiques, qu’est-il arrivé au terrorisme de la vieille école ? Les groupes terroristes n’avaient-ils aucun objectif idéologique dans le passé ?
Le terrorisme international s’est considérablement transformé depuis la fin de la guerre froide. Dès l’instant où ils ont dû compter sur un moindre soutien des États, les terroristes se sont tournés davantage vers la grande criminalité. Même des groupes comme l’IRA étaient profondément impliqués dans le crime organisé et à un moment donné, se sont comportés davantage comme des criminels que comme des terroristes. Si vous devez constamment récolter des fonds pour financer vos opérations, cela devient votre leitmotiv et l’idéologie devient secondaire. Mais les alliances entre terrorisme et criminalité ne sont plus les mêmes qu’autrefois.
Dans quel sens ?
Prenons l’exemple de la mafia en tant que réseau criminel transnational traditionnel. Elle dépendait de l’État pour ses contrats. En Italie comme au Japon, la mafia a profité de l’expansion économique de l’après-guerre pour se développer. La mafia italienne est devenue toute-puissante car elle a utilisé les structures étatiques et les a infiltrées jusqu’aux plus hautes sphères gouvernementales. Elle a prospéré avec l’État et est devenue riche. Au Japon, les yakuzas ont procédé de la même manière. Ils faisaient partie du système et ils en ont profité. C’est également la raison pour laquelle ils n’ont pas attaqué l’État à la manière de terroristes. Aujourd’hui, nous sommes face à des réseaux mondiaux de criminalité et de terrorisme qui opèrent en dehors de l’État, raison pour laquelle ils peuvent beaucoup plus facilement exercer leurs activités à l’échelle planétaire.
Le capitalisme mondialisé a-t-il corrompu le terrorisme ?
C’est plus compliqué que cela. Des groupes comme l’EI sont plus proches des traditions commerciales historiques du Moyen-Orient que du capitalisme industriel tel que nous le connaissons aujourd’hui. Ils ciblent davantage le commerce du pétrole, de matières premières ou de marchandises comme mode de financement. Selon la même logique, ils ont recours aux opérations commerciales pour blanchir leurs capitaux.
Les groupes terroristes et les organisations criminelles internationales comptent manifestement parmi les grands profiteurs de la mondialisation.
Effectivement. Nous pensons toujours en termes de structures étatiques. En face, il y a ces groupes qui utilisent les opportunités de la mondialisation et profitent de l’effacement des frontières pour servir leurs propres objectifs et faire de l’argent.
Les recettes provenant de toutes ces opérations commerciales doivent être transférées d’un endroit à un autre. Quelle est l’importance du système “hawala”, ce mode de transfert de fonds qui fait appel à des personnes de confiance plutôt qu’à des banques ?
L’hawala fait évidemment partie du système. Mais ce n’est pas comme si tout passait par des systèmes informels ; l’argent a également des liens avec l’économie licite. Le trafic de pétrole implique plus de gens que des groupes criminels et terroristes. Déjà dans l’Irak de Saddam Hussein, des membres du parti Baas au pouvoir participaient à ce trafic et certains anciens bassistes actuellement membres de l’EI y participent toujours. Ce n’est pas juste une imbrication malsaine entre grande criminalité et terrorisme au sein de la machine de l’État. C’est un commerce qui a des rapports avec l’économie licite des camions, des tankers et des banques, pas seulement en Irak mais dans le monde entier.
La cybercriminalité est-elle l’un des secteurs d’activité investi par les groupes terroristes ?
Il s’agit d’un élément intéressant, parce que personne n’en parle. Lorsque je parle à des représentants de gouvernements, ils me disent qu’il faut bombarder le territoire de l’EI pour leur ôter la possibilité de tirer de l’argent du commerce du pétrole. Et je leur réponds : “Vous croyez que c’est le moyen pour mettre fin au financement du terrorisme ?” C’est l’une des erreurs grossières du contre-terrorisme : suivre l’argent. Ensuite, les enquêteurs s’intéressent à ce que ces groupes ont fait pour se financer dans le passé. Mais les terroristes pensent comme des businessmen. Ils se demandent comment faire de l’argent aujourd’hui et demain. Et ils utilisent, bien sûr, la cybercriminalité. Les membres de la branche d’al-Qaida responsables de l’attentat à la bombe de Bali en 2002, où 202 personnes ont trouvé la mort, ont été emprisonnés en Indonésie. Là, un des leaders a collecté des fonds pour la cause en utilisant la cybercriminalité. Al-Qaida est historiquement impliqué depuis plus de 10 ans dans la collecte de fonds par Internet.
Est-ce que cela vaut pour l’EI également ?
En ce moment, le groupe tire tellement d’argent du pétrole qu’il n’a pas besoin de la cybercriminalité. Mais il possède bien sûr les capacités de le faire. Il suffit de voir avec quel professionnalisme il utilise les technologies informatiques, Internet et ses capacités de réseautage social pour ses activités de relations publiques et de recrutement. Qui plus est, ces groupes sont connectés mondialement, échangent des informations et tirent des enseignements au contact l’un de l’autre. Par conséquent, ils ont accès à l’expérience accumulée par al-Qaida.
Propos recueillis par Markus Dettmer et Jörg Schindler (Der Spiegel)
Interview publiée dans Trends-Tendances le 22 janvier 2015
(1) Louise Shelley, Dirty Entanglements. Corruption, Crime and Terrorism, Cambridge University Press.
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