Willem Buiter: “Je suis étonné de ne pas voir de sang couler dans les rues d’Europe”

Willem Buiter, l'économiste en chef du groupe américain Citigroup. © PG

La déflation devrait se concrétiser l’année prochaine en Europe, pronostique Willem Buiter, l’économiste en chef du groupe américain Citigroup. Pour l’éviter, la BCE devra sortir le grand jeu et les pays devront stimuler la demande, chacun à sa manière. Sans quoi, la croissance ne sera pas au rendez-vous et l’endettement sera de plus en plus lourd à porter.

Willem Buiter est un personnage intéressant à plus d’un point. D’abord, il est l’économiste en chef de Citigroup, (1.900 milliards de dollars de total de bilan), l’un des plus grands groupes financiers du monde. Ensuite, cet économiste americano-néerlandais est un des rares étrangers (entendez “non britanniques”) à avoir siégé plusieurs années au conseil de la Banque d’Angleterre. Enfin, c’est un homme qui s’est donné pour règle de sortir des Etats-Unis au moins une semaine par mois, afin de constater “de visu” comment va le vaste monde. Nous l’avons donc rencontré voici quelques jours à Bruxelles (juste avant la publication des stress tests de la BCE). Et Willem Buiter n’y va pas par quatre chemins : l’Europe l’inquiète, la déflation est (presque) là et seule une politique intelligente peut éviter au vieux continent de s’enfoncer dans une “stagnation séculaire”. Entretien.

Alors, la déflation est arrivée en Europe ?

Nous n’en sommes pas loin et elle est déjà là dans certains pays du Sud. Au niveau de la zone euro, elle ne se concrétisera peut-être pas au cours des prochains mois en raison de certains effets techniques ou saisonniers, mais il n’y a pas de doute. Il y aura une inflation négative au début de l’an prochain.

Y a-t-il moyen de l’éviter ?

Il y a quelques mesures apparemment simples à prendre mais difficile du point de vue politique.

Lesquelles ?

La première est un examen sérieux des banques européennes, ce qui est en train de se passer avec les stress tests. Ces tests constituent le premiers pas de l’Union bancaire, laquelle est un élément-clé, non seulement dans le contrôle des banques et du système financier mais aussi pour une bonne transmission de la politique monétaire.

Ensuite, nous avons besoin de stimuler la demande. Il y a un excès de capacité dans la zone euro. L’ “output gap” (l’écart entre le PIB réel et son niveau potentiel) grandit. Oui, la baisse de l’euro et du prix des matières premières est une bonne nouvelle pour les exportateurs, mais je le répète, nous ne sommes pas loin de la déflation en Europe.

Dans ce contexte, je crois que l’Allemagne peut se permettre de réaliser un stimulus budgétaire, qui consisterait à réaliser des dépenses dans des domaines qui soutiendront la croissance à terme. Comme par exemple renforcer les infrastructures. L’Allemagne mais aussi la Belgique et le Royaume-Uni ont sous-investis dans les infrastructures pendant des années. D’autres pays n’ont pas ces besoins (l’Espagne, la Grèce,… ont énormément dépensés dans les infrastructures) et il leur faut des stimuli budgétaires “discrétionnaires”, à la carte. Dans ces pays, il convient de stimuler la demande privée.

Ce stimulus peut venir des 300 milliards que la Commission européenne a débloqué pour des grands projets d’infrastructures.

Il y a d’abord une question de “big numbers”. Est-ce que 300 milliards sont suffisants? Ne faut-il pas 600 milliards ou plus… ? Mais surtout, il y a un problème pratique. La Commission veut disposer d’une liste des projets à financer pour fin décembre. Mais pour que ce stimulus soit effectif, il faudrait lui fournir des projets déjà complètement aboutis, des projets qui ont donc déjà toutes les autorisations, les études d’impacts environnementaux, etc… pour lesquels il ne manque plus que le financement. Je crains que la liste que la Commission recevra comprendra au contraire des projets qui mettront trois ou quatre années avant de sortir de terre. Non, ce n’est pas la solution pour offrir à la zone euro un stimulus immédiat.

Quelle est la solution, alors ?

Il y a divers moyens et chaque pays doit définir la meilleure recette. On peut penser à une baisse de la fiscalité, ou une réduction des charges sociales. On peut aussi imaginer la distribution d’un bonus de Noel aux pensionnés, qui inciterait les grands-parents à acheter des cadeaux pour leurs enfants et petits-enfants.

Vous savez, les marchés se sont assoupis depuis juillet 2012, quand Mario Draghi a prononcé sa formule magique: “nous sommes prêts à faire tout ce qu’il faut” pour sauver la zone euro. Mais le réveil pourrait être brutal. On parle de possibles élections en Grèce en 2015 (le mandat du président de la république arrive à échéance en mars, et il n’est pas certain que le gouvernement actuel réunisse assez de députés pour pouvoir nommer un nouveau président sans devoir passer par des élections législatives anticipées ; NDLR). Si le courant “répudiationniste”, hostile à l’effort budgétaire, à la troïka, à l’Europe et à l’euro prend de l’ampleur, cela pourrait favoriser une nouvelle crise.

Mais les Etats-membres auront des difficultés à financer un nouveau stimulus, non ?

La BCE peut les aider en achetant de la dette souveraine sur le marché primaire (je sais que c’est contre le traité actuel) et secondaire et peut décider d’une véritable opération de “quantitative easing” de 500 milliards d’euros cette année et 500 milliards d’euros l’an prochain.

Comment réaliser ce stimulus sans aller à l’encontre des règles de l’Union européenne. La seule manière de faire, est de raisonner en fonction du déficit structurel, et de ne pas prendre en compte les dépenses d’infrastructures et d’investissements productifs. Est-ce que l’Allemagne et ses alliés l’accepteront, je ne sais pas. Mais il faut quelque chose de radical pour réveiller la croissance en Europe.

Sinon ?

Sinon, comment un pays comme l’Italie pourrait conserver sa dette souverain intacte si dans le même temps elle affiche une croissance zéro? L’Italie, mais aussi beaucoup d’autres pays européens, ne pourront pas dégager un surplus primaire suffisant. L’effort qu’on leur demande n’est pas politiquement soutenable. Oui, la voie est étroite, mais je ne vois pas d’autres moyens de restaurer la croissance. Il faut donner un “free lunch”, collectif et transitoire. La déflation est une catastrophe pour les pays qui sont très endettes, surtout si elle va de pair avec une absence de croissance économique. Je suis étonné de ne pas voir de sang couler dans les rues d’Europe.

Mais pousser à stimuler la demande ne va-t-il pas inciter certains pays à repousser encore leurs programmes de réformes structurelles ?

Là c’est un point sur lequel les Allemands ont raison. C’est pourquoi la BCE ne doit soutenir ces stimuli budgétaires que pour les pays qui mettent en place suffisamment de réformes structurelles. L’Espagne est en bonne voie. L’Italie en est encore loin, et la France n’y est pas.

Vous demandez donc un effort à la fois aux Etats, et à la BCE. Mais vous l’avez dit : la BCE ne peut pas aujourd’hui acheter sur le marché primaire de la dette des Etats et financer le stimulus pour lequel vous plaidez.

Il faut trouver un moyen de contourner cette interdiction faite à la Banque centrale de financer directement les gouvernements. Cette restriction n’a aucun sens économique. Elle est motivée par la crainte de l’hyperinflation. Mais c’est un événement qui date des années 1920 ! Craindre l’hyperinflation aujourd’hui c’est aussi irrationnel de dire que l’on ne va pas boire un verre d’eau parce que l’eau est un élément dans lequel on peut se noyer! Une banque centrale indépendante doit toujours avoir le choix de monétiser ou non la dette des états. Lui enlever ce pouvoir, c’est le signe d’un grand manque de confiance.

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