Une visite à Bornholm : une île danoise à savourer

© Marie Louise Munkegaard

Réputée pour ses produits gastronomiques d’exception, considérée comme le berceau de la céramique danoise et hôte de l’un des meilleurs restaurants du pays, l’île de Bornholm est bénie des dieux. Une terre fertile, dans tous les sens du terme.

J’ai déjà été émue par un plat, mais verser une vraie larme, cela ne m’est arrivé qu’une seule fois en douze ans de journalisme culinaire. Nous sommes en 2023, sur Bornholm, une petite île danoise au cœur de la mer Baltique.« Voici un cracker aux algues, herbes fumées au foin, noisette, feuille d’huître et les premières asperges vertes de notre jardin. Même si la saison est déjà bien entamée, ce sont les toutes premières de Bornholm, et c’est très spécial pour nous », m’explique le chef, la voix légèrement tremblante. Je regarde au loin, vers l’étendue de la mer, et croque dans cette amuse-bouche en apparence modeste. Et là, c’est le choc.

Ce n’est pas seulement une bouchée d’un plat que je viens de prendre, mais un morceau de toute l’île. Si un seul met a pu faire vibrer tous mes sens à la fois, c’est pour plusieurs raisons, mais la plus importante s’appelle Nicolai Nørregaard. Il a grandi sur Bornholm, puis s’est formé dans les plus grandes maisons étoilées de Copenhague et a finalement ouvert en 2007, avec son ami d’enfance Rasmus Kofoed, le restaurant Kadeau sur sa terre natale.

© Marie Louise Munkegaard

« À l’époque, il n’y avait pratiquement aucun bon restaurant ici. Mais Bornholm était déjà célèbre pour la qualité exceptionnelle de ses produits. Nous voulions retranscrire ce terroir dans l’assiette », raconte le chef.

En parallèle, la nouvelle cuisine nordique entamait son ascension, menée par Noma. « Quand j’ai mangé chez Noma peu après son ouverture en 2003, j’ai eu comme une révélation, raconte Nicolai Nørregaard. Le chef René Redzepi essuyait alors pas mal de critiques, peu comprenaient son obsession pour une cuisine danoise ultra-locale. Mais moi, ça m’a bouleversé, parce que cela faisait écho à l’éducation que j’avais reçue ici.Tout à coup, toutes les limites que je m’étais imposées sont tombées. Je me suis dit : “Alors moi aussi, j’ai le droit ?”On nous prenait pour des fous : ouvrir un restaurant gastronomique dans un endroit aussi reculé… Mais nous, on voyait le potentiel : la nature, la forêt, les herbes sauvages… et même la céramique. »

‘La rareté stimule la créativité’

Et le succès fut au rendez-vous. En 2016, l’année où le guide Michelin a commencé à couvrir la Scandinavie au-delà des capitales, Kadeau Bornholm décroche sa première étoile.

Stylisé vs brut

Les trois associés — Nicolai Nørregaard, Rasmus Kofoed et Magnus Klein Kofoed — vivent toujours à Copenhague. Pas évident quand on sait que l’île est à quatre heures de route de la capitale (ou à une heure de vol). « En hiver, l’île est totalement endormie, explique le chef. C’est pour cela que nous n’ouvrons qu’entre mai et septembre. Au début, nous restions ouverts plus longtemps, mais avec des enfants, les allers-retours sont devenus trop fatigants. C’est aussi ce qui nous a poussés à ouvrir un second Kadeau à Copenhague en 2011. Cela nous permettait de rester plus souvent à la maison. » Les deux adresses sont proches dans l’esprit — au point de partager le même nom —, mais assez différentes pour mériter chacune une visite. On retrouve des échos par-ci par-là dans les plats ou la structure du menu. Mais là où Kadeau Copenhague est soigneusement stylisé — ce qui lui a valu deux étoiles Michelin en 2018 et la 54e place dans le prestigieux classement The World’s 50 Best Restaurants —, Kadeau Bornholm, avec sa cabane de plage à l’apparence simple, est sa version « unplugged ». Les plats de Bornholm expriment l’essence même de l’île, sans filtre, dans une spontanéité brute qui vous saisit tout entier.

Miser sur une cuisine ultra-locale avec les meilleurs ingrédients de l’île est devenu la force du restaurant Kadeau et de la scène culinaire de Bornholm.

bande-son olfactive

Pousses de pin, fraises vertes au vinaigre, purée de fourmis : l’inventaire gustatif de Kadeau a tout d’un cabinet de curiosités. Tout ce qui pousse à Bornholm est observé, testé, exploré par l’équipe du restaurant. Ils cueillent beaucoup eux-mêmes, collaborent avec de petits producteurs et cultivent l’ensemble de leurs légumes dans quatre potagers luxuriants sur l’île.

« Après dix-huit ans, nous connaissons tous les produits de Bornholm. On essaie de travailler avec chaque étape de la vie d’une plante. Prenez la cerise : on utilise d’abord les petites feuilles jeunes, puis les grandes, ensuite la fleur et enfin le fruit — frais ou macéré dans de la vodka, par exemple. »
De coquillages de 35 ans à de jeunes pommes de pin — surnommées ici « bonbons de la forêt » —, Bornholm est extrêmement fertile grâce à la teneur saline de son sol. Surnommée « île de l’oignon », elle regorge d’oignons, de poireaux et d’ail des ours. Ce dernier dégage un parfum entêtant au printemps, quand ses fleurs blanches tapissent les sentiers — un souvenir olfactif impérissable pour tout coureur matinal.

Une autre odeur typique de Bornholm : celle des røgeri, les fumeries traditionnelles. Autrefois dédiées au hareng, elles servent aujourd’hui aussi à fumer saumon, maquereau ou poisson-lune. « Cette odeur, c’est la bande-son olfactive de mon enfance, raconte Nicolai Nørregaard. Les røgeri, c’est un peu comme vos baraques à frites : ce n’est pas de la haute gastronomie, mais le Sol over Gudhjem (du hareng fumé écrasé sur du pain de seigle, avec radis, oignon et un jaune d’œuf cru pour symboliser le soleil, NDLR) fait partie de notre patrimoine culinaire. » Chez Kadeau aussi, on fume et on marine, comme ce gras de porc ou cet espadon, sans oublier le plat signature : du saumon fumé à chaud et à froid. Une préparation qui prend une semaine, pour une texture à la fois ferme et fondante.

L’été en pot

Jamais envahissante, la fumée s’exprime en finesse, comme une touche masculine dans des plats élégants et délicats, presque féminins. Cela se voit aussi dans le dressage. Nicolai Nørregaard a un sens de l’esthétique remarquable : chaque assiette semble tout à la fois sauvage et parfaitement épurée.« La vaisselle est presque aussi importante que les plats. Je conçois l’assiette en même temps que le plat. À chaque nouveau menu, je me rends avec mon carnet de croquis à l’atelier de céramiqueLov i Listed pour créer une nouvelle collection.» Bornholm compte 40 à 50 céramistes. Ce n’est pas un hasard : la qualité de son argile est exceptionnelle. L

’Académie royale danoise y a d’ailleurs installé son département Céramique et verrerie. Certaines personnes reconnaissent une assiette de Kadeau rien qu’à sa forme — même vide. Que Nicolai Nørregaard ait la fibre artistique n’a rien d’étonnant : son père était céramiste, sa mère styliste. « J’ai failli étudier l’architecture, mais l’appel de la cuisine était plus fort. C’est mon grand-père qui m’a transmis ce goût : il avait un immense potager et m’a appris comment conserver les produits d’été pour l’hiver. C’est la base de Kadeau. Là où Noma est connu pour ses fermentations, nous, c’est pour la préservation. On fait tout ici, à Bornholm, et on l’apporte à Copenhague. À Copenhague, on a deux menus : Growing Season et Preservation Season. C’est naturel pour moi, tout le monde ici a grandi avec cette culture de la conservation. Autrefois, en hiver, il n’y avait rien. Et la rareté, elle, stimule la créativité. »

© Marie Louise Munkegaard

Kadeau Bornholm, Baunevej 18, Åkirkeby.
Kadeau Copenhague, Wildersgade 10B, Copenhague. kadeau.dk

L’Effet Kadeau

On y hisse le drapeau matin et soir pour tenir le diable à distance, et on achète son pain au levain dans un distributeur contre un peu de monnaie et beaucoup de confiance. Bornholm ne compte que 40 000 habitants, mais en été, elle attire 600 000 visiteurs séduits autant par un paysage de carte postale que par le doux rythme de vie. Grâce au succès de Kadeau, de nombreux artisans et créateurs ont pu quitter la course folle de Copenhague pour y lancer un projet de passion. Nos adresses préférées :

Lucy’s Bakery : Lucy a habité Hong Kong et San Francisco. Revenue à Bornholm avec sa famille, elle y prépare des pâtisseries à base de levain naturel. @lucys_bakery_bornholm

Penyllan Brewery : Des bières fermentées en fûts de bois. Un vrai travail d’orfèvre brassicole. penyllan.com

Razapaz : Un bar à vins nature, avec une cuisine simple et pleine de goût. Le gérant, Patrick, a travaillé chez Noma. razapaz.dk

Matter – House of Craft : Céramiques colorées, créées par deux femmes pétillantes qui signent aussi la vaisselle du restaurant trois étoiles Geranium à Copenhague. @matter_houseofcraft

Madkulturhus : Réservez une balade avec le guide nature Thomas Gulbaek et découvrez tout ce que l’on peut cueillir et goûter dans ce musée agricole à ciel ouvert. gaarden.nu

Sol over Gudhjem : Le plus grand festival gastronomique du Danemark, les 20 et 21 juin 2025. solovergudhjem.com

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