Terrain de jeu universel
Jouer au football avec un ballon imaginaire. Tel est le sujet tragique de Haram Football, le film signé par l’artiste Francis Alÿs qui sert d’inspiration au pavillon belge de la 59e Biennale de Venise. La commissaire d’exposition Hilde Teerlinck donne ici un coup d’envoi à ce qui est appelé à devenir une rencontre artistique au sommet.
Après avoir été sélectionnés en juin 2020 pour animer le pavillon belge à la Biennale de Venise, Hilde Teerlinck et Francis Alÿs se sont rendus en plein confinement dans la cité des Doges pour y examiner les lieux. Hilde Teerlinck: “Francis est architecte de formation et il est donc sensible à la façon dont il peut donner forme à son travail à l’intérieur d’un espace donné”. Un voyage particulier. “Nous étions seuls sur la place Saint Marc et pouvions entendre résonner nos pas. C’était comme irréel.” Francis Alÿs avait déjà pris part à la Biennale. En 2017, il avait montré dans le pavillon irakien un film consacré à la vie dans un camp de réfugiés. Cette fois, il a développé avec Hilde Teerlinck, un concept tiré d’un thème central dans sa pratique: les jeux
Francis Alÿs veut consigner les jeux extérieurs des enfants avant qu’ils ne disparaissent, remplacés par les jeux sur écran ” HILDE TEERLINCK
d’enfants. “Son film Haram Football de 2017 m’avait beaucoup touchée. Sous l’Etat islamiste, le football était interdit. Francis m’avait lu l’histoire de 13 adolescents exécutés à Mossoul parce qu’ils regardaient du football à la télévision. A l’époque, il est parti dans les territoires en guerre enquêter sur ce football interdit (haram). Dans son film de 9 minutes, il montre comment les enfants irakiens des rues de Mossoul ont trouvé une manière de jouer au football malgré tout: avec un ballon imaginaire – ils tirent des penaltys, tombent, marquent des buts, s’embrassent. Et c’est comme si l’on voyait ce ballon: l’engagement avec lequel ils jouent est total. Alors que passent des tanks”. Le film s’arrête brusquement lors du tir d’un sniper.
RECENSER LES JEUX DE RUE
Le duo a rassemblé autour de ce film du matériel existant et nouveau. “Etudier et documenter les comportements humains constitue une part importante du travail de Francis. Partout où il est invité, il filme des enfants jouant dans la rue, comme un ethnographe consignant des traditions culturelles – même s’il est fasciné aussi par l’attitude libre, autonome des enfants. La Biennale ayant été postposée d’un an en raison de la pandémie, nous avons eu plus de temps pour développer le thème. Sont ainsi venues s’ajouter une dizaine de nouvelles vidéos filmées à Hong Kong, au Mexique, au Congo, en Belgique… Pris seul, un jeu est un jeu mais si l’on confronte différents contextes urbains, on obtient une série de métaphores du monde actuel. Certains fragments – les sauts à la corde, par exemple – pourraient avoir été filmés tant en Afghanistan qu’en Belgique, d’autres sont très spécifiques, comme le football interdit”.
Le pavillon belge fait figure de terrain de jeu universel. On s’y promène à travers un labyrinthe où se déroulent 14 projections d’images filmées partout dans le monde. Francis Alÿs ne met pas en scène. Il suit les enfants et les filme, en tant que spectateur de leur jeu. “Mais sa pratique est diversifiée et comprend aussi des performances, des dessins et des peintures qui montrent davantage le contexte, l’arrière-plan, de ces jeux.” Une exposition est également prévue au Wiels à Bruxelles. “Il y a vingt ans, le performeur était Francis, aujourd’hui, ce sont les enfants. Il ressent l’urgence de constituer une collection de leurs jeux. Les enfants jouent de moins en moins en rue. Il est possible que ce soit devenu plus dangereux. Ou qu’ils soient devenus plus peureux. Durant la pandémie, l’espace social étant plus réduit, les enfants jouaient encore davantage à l’intérieur. Nous en ignorons encore les conséquences. Peut-être joueront-ils massivement devant leurs écrans plutôt que de le faire ensemble dans la rue. Francis veut consigner ces jeux extérieurs avant qu’ils ne disparaissent.”
ART VERSUS PATRIMOINE
Francis Alÿs et Hilde Teerlinck. La Belgique envoie à la Biennale deux pointures internationales. Né à Anvers, Francis Alÿs a grandi dans le Pajottenland mais réside au Mexique depuis plus de 35 ans. Initialement, il était parti à Mexico pour aider à sa reconstruction après le tremblement de terre de 1985, qui a fait plus de 10.000 victimes et détruit partiellement la ville. Plus tard, il s’y est bâti une réputation mondiale d’artiste plasticien.
Son travail a été exposé dans nombre d’institutions prestigieuses, à la 13e Documenta de Kassel en 2012 et à la Biennale d’art contemporain à Munich en 2014. Le musée Bonnefanten de Maastricht lui a décerné le prix BACA (Biennial Award for Contemporary Art).
Hilde Teerlinck a entamé une existence sans frontières en 1989, après être allée voir à Barcelone un spectacle de danse de Pina Bausch. “J’ai beaucoup apprécié la ville et j’y suis restée. Mes parents m’ont toujours dit que le monde s’ouvrait à moi. Ils ont initié ce désir de découverte d’autres cultures. Dans ma classe, j’étais la première à avoir pris l’avion. Le fait de vivre et de travailler ailleurs reste la meilleure manière d’apprendre à comprendre une culture.”
Et de comparer la carrière qui a suivi à un rang de perles que l’on enfile. “Les choses se passent parfois de manière très organique: on suit le courant. Cela a été un enchaînement de hasards et de rencontres avec des personnes qui m’ont invitée à sortir de ma zone de confort.” A Barcelone, elle a été de 1994 à 1999, directrice artistique du pavillon Mies van der Rohe, où elle a convié des artistes réputés – Jeff Wall, Panamarenko, Ulrich Meister, Thomas Ruff, Dominique Gonzalez-Foerster – à y créer des interventions. “J’étais très jeune et passionnée d’art, mais convaincre la direction était loin d’être évident.
Les architectes éprouvaient des difficultés à intégrer ces contributions dans leur sanctuaire. Faire le lien entre l’art et le patrimoine ne va pas de soi. Certains visiteurs retiraient le parapluie d’Ulrich Meister avant de prendre des photos du pavillon.”
TE AMO
Plus tard, Hilde Teerlinck a fondé un centre d’art à Perpignan, qu’elle a coordonné durant une courte période. En 2002, elle est devenue directrice du Centre Rhénan d’Art Contemporain (CRAC Alsace). De 2006 à 2014, elle a été directrice du FRAC (Fonds Régional d’Art Contemporain) Nord-Pas-de-Calais, où elle a géré l’une des plus prestigieuses collections d’art contemporain et conceptuel en France. Sa grande mission a consisté à l’installer dans le bâtiment AP2 du port de Dunkerque, transformant ainsi l’ancien chantier naval (9.000 m²) en un chef-d’oeuvre architectural. “J’ai pu y travailler avec des architectes que j’admirais et dont j’ai beaucoup appris.”
Dans l’intervalle, elle a été commissaire d ‘expositions et de biennales internationales importantes. En 2013, elle a été faite Chevalier des arts en France. Depuis fin 2017, elle se trouve à nouveau à Barcelone, où elle est directrice de la Han Nefkens Foundation, qui gère la collection d’art contemporain et conceptuel de l’écrivain et mécène néerlandais Han Nefkens. Elle soutient notamment la production des artistes vidéastes et leur offre une plateforme où ils peuvent montrer leur travail. Le travail en réseau avec de grandes institutions culturelles constitue une partie de sa mission. Si elle est originaire de Bruges, sa langue s’est transformée au contact de la France et de l’Espagne. “On emmène toujours avec soi les valeurs dans lesquelles on a grandi. Les Espagnols continuent de me qualifier de nordique, percevant en moi une certaine rigidité. Une addiction au travail, aussi. Mais je sens à l’intérieur de moi une sorte de mélange de cultures. Je suis devenue plus souple, moins sérieuse. L’espagnol est une langue simple, directe, dans laquelle il est possible de dire plus facilement “Te amo”.”
59e Biennale de Venise Du 23 avril au 27 novembre 2022 – www.labiennale.org
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