Un secteur en crise ? ‘Ce qu’est le luxe et à qui il est destiné en 2024 est devenu flou. Le secteur souffre de schizophrénie’
Le luxe est une industrie, un statut, un style. Mais aussi : ce que vous en faites.
Glamour, paillettes, Gucci, le laine de vigogne. Les Définities de luxe sont légion, et pourtant le secteur va mal. Ses ventes sont en chute libre, et il semble que personne ne sache comment inverser la tendance. Les ventes de LVMH, leader du marché et deuxième entreprise d’Europe, ont baissé de 1 % au cours du premier semestre, pour atteindre 41,7 milliards d’euros. Le bénéfice net a chuté de 14 %, à 7,3 milliards. LVMH possède plus de 70 marques de luxe, de Louis Vuitton à Dior, en passant par des champagnes, hôtels, restaurants, grands magasins et même quelques trains légendaires, comme le Venice-Simplon-Orient-Express et le Royal Scotsman.
La situation de son rival Kering, le groupe de luxe qui rassemble des marques comme Gucci, Saint Laurent et Balenciaga, entre autres, est pire encore : son bénéfice net a été pratiquement divisé par deux, à 878 millions d’euros. Les ventes ont chuté de 11 %, à 9 milliards d’euros. Les ventes de Gucci, la plus grande marque de Kering, ont baissé de 20 % au deuxième trimestre par rapport à la même période l’année dernière. D’autres rapports font état d’une situation catastrophique, à Paris et à Milan, mais aussi à Londres, chez Burberry, ou à New York, chez Michael Kors, où le prix moyen d’un sac à main, comme l’a récemment rapporté le magazine professionnel WWD, était de 92 dollars l’année dernière. C’est ce qui arrive lorsqu’on se fie trop aux rabais et outlets.
À l’heure actuelle, un bénéfice de 7,3 milliards d’euros, comme celui de LVMH, n’a rien de dérisoire. Mais voilà le hic : le secteur a toujours été habitué à beaucoup plus. Les ventes ont augmenté, encore et encore. Elles ont connu quelques creux, occasionnels, comme après les attentats du 11 septembre 2001 ou la crise économique de 2008. Mais la machine s’est directement remise à tourner, à chaque fois sans trop d’effort. Aujourd’hui, tout comme par le passé, certaines situations géopolitiques pourraient être le signe d’un recul temporaire, comme les guerres en Ukraine et à Gaza. L’inflation élevée de ces dernières années, dans de nombreux pays, n’arrange rien. La situation de la Chine, dans le contexte du luxe, est un problème plus important encore. Le pays a été mis sous clé pendant un an ou deux lors de la pandémie. Même si c’est de l’histoire ancienne, les Chinois se révèlent beaucoup moins enclins à l’achat qu’auparavant. Comme si leur faim du luxe avait été assouvie. Les consommateurs américains ont également ralenti le rythme. Au-delà des chiffres purs et des facteurs externes, le luxe semble s’égarer. Ou du moins en proie à une gigantesque crise existentielle.
Schizophrénie
Qu’est-ce que le luxe anno 2024, et à qui s’adresse-t-il ? La réponse est devenu floue. Le secteur semble souffrir de schizophrénie. Louis Vuitton, par exemple, ne se considère plus comme une simple marque de mode, mais comme un géant du divertissement. C’est en effet un artiste de l’industrie musicale, Pharrell Williams, qui est à la tête des collections pour hommes. Saint Laurent produit des films. Prada, entre autres, est en plein essor dans le domaine de l’art et de la pâtisserie. Le public de la mode a connu une croissance exponentielle depuis la révolution numérique. En effet, depuis les années 90, le secteur du luxe se concentre sur le grand public, ou du moins sur la classe moyenne au sens large. Mais aujourd’hui, il se passe quelque chose d’étrange. L’accent est de plus en plus mis sur les clients les plus privilégiés et les plus riches. Et les preuves sont légion. Louis Vuitton (encore lui) a récemment restructuré sa gamme de montres. Les modèles les plus abordables ont disparu. Chanel augmente le prix de ses sacs à main. Et ainsi de suite. Un polo en coton dee Miu Miu, la marque la plus populaire du moment, coûte 920 euros. Comptez 1 500 euros si vous voulez la version en cachemire.
Critique et stress lié au choix
Le grand public gronde. Les critiques à l’égard des marques et des créateurs de mode n’ont jamais été aussi nombreuses. Les nouveaux créateurs de Gucci, Burberry et Alexander McQueen ont été massivement conspués en ligne. Une chose impensable il y a cinq ans. L’un des influenceurs les plus intéressants dans la sphère du luxe est Tanner Leatherstein, un sellier et tanneur qui découpe des sacs à main coûteux dans ses vidéos et explore leur valeur réelle.
De nombreux consommateurs voient également d’un mauvais œil les masses de produits que l’industrie fabrique dans le monde entier. L’époque des deux saisons de la mode est révolue. Le secteur du luxe a copié le modèle de la fast fashion, et depuis, est intarissable. Ce n’est pas bon pour l’environnement. Mais l’offre inépuisable de nouveautés a des conséquences encore plus graves. Nous finissons par être immunisés contre la mode, ou tout simplement par nous lasser. Regarder des vêtements et des sacs est parfois une corvée, et acheter une folie totale. Il y a trop de choix. Ce que les magasins vendent aujourd’hui ne sera plus d’actualité demain. Ce n’est pas un bon investissement.
Pour les chaînes de magasins bon marché, cette durée de consommation limitée n’est pas un problème majeur (à l’exception de la durabilité) mais elle ne correspond pas à l’image du luxe.
Point zéro
Il n’est pas étonnant qu’Hermès continue à signer de bons chiffres. Et c’est peut-être la seule maison qui n’a jamais vraiment dévié de l’idée que le vrai luxe se fait discret (ce qui, soit dit en passant, n’est pas tout à fait vrai : en plus d’être le sac à main le plus recherché au monde, le Birkin d’Hermès est aussi le sac à main le plus reconnaissable au monde, et donc tout sauf discret).
Hermès s’associe également rarement, voire jamais, à des marques de streetwear à la mode (elle le fait avec Apple, en proposant des bracelets pour l’AppleWatch), et la marque n’organise pas de défilés dans des endroits reculés bordés de palmiers.
Le succès d’Hermès a servi, non sans logique, d’exemple à des marques rencontrant des problèmes. Comme Gucci, dont le directeur artistique Alessandro Michele n’a depuis des années jamais connu le succès avec ses créations maximalistes, tout sauf discrètes, dans lesquelles le logo est omniprésent. Jusqu’à ce que la croissance de Gucci atteigne un plateau et que les propriétaires décident de se concentrer désormais sur des pièces plus chères et plus classiques. Pour devenir, en somme, le Hermès italien.
Michele a été remplacé par Sabato de Sarno, qui a fait ce qu’on attendait de lui. Gucci est aujourd’hui chic, mais on en trouve à la pelle. Et le succès n’est pas au rendez-vous, bien au contraire. Pourquoi ? C’est difficile à dire. La crise ? Un problème au niveau du marketing et de la communication de Gucci ? Ou bien le style de De Sarno qui ne plaît pas ? Un nouveau directeur général adjoint vient d’être nommé pour trouver la réponse. En fait, son travail consiste à trouver la définition exacte du luxe anno 2024. Va-t-il y parvenir, et remettre Gucci à flot ? Voici la question de la décennie. Et ce n’est peut-être pas le fruit du hasard. Dans les années 90, Gucci a été la marque à l’origine de la renaissance du luxe. Le point zéro en quelque sorte.
La même chose est en train de se passer chez Burberry. Depuis des années, cette marque britannique tente de se démarquer en devenant plus luxueuse. Pour la plupart des consommateurs, Burberry reste un fabricant de trenchs glorifié. L’esthétique du directeur artistique Daniel Lee, qui a grandi à l’ombre d’une usine Burberry et a travaillé auparavant chez Bottega Veneta, n’est pas en soi pas problématique. Son prédécesseur, Riccardo Tisci, s’est complètement fourvoyé dans le rôle d’un Italien âgé qui ne comprenait pas grand-chose à la culture britannique. La stratégie de Burberry n’est pas la bonne. Le directeur général a été remplacé l’été dernier ; Lee reste provisoirement dans l’entreprise. À contre-courant des tendances, Burberry devrait renouer avec la classe moyenne.
‘Ce qu’est le luxe et à qui il est destiné en 2024 est devenu flou. Le secteur souffre de schizophrénie’
C’est ainsi que les journalistes peuvent à nouveau invoquer le néologisme « masstige », un quart de siècle après que l’industrie a tenté pour la première fois de réconcilier masse et prestige.
Dans la plupart des autres grandes marques, la démocratisation n’est pas un problème. Il reste un important bénéfice à réaliser auprès d’une élite fortunée. Il convient toutefois de noter que L Catterton, le fonds d’investissement contrôlé en partie par LVMH, a acheté des marques plus abordables, telles que A.P.C., Ganni, BA&SH, Sandro, Maje, Polène et bien d’autres. Chaque jour, de longues files d’attente se forment devant le magasin phare de cette marque de sacs à main à Paris.
À la télévision
En attendant, le luxe, ou ce qui devrait passer pour tel, fascine. Car savoir ce qu’est exactement le luxe est une question complexe. Le mois dernier, Netflix a mis en ligne la huitième saison de Selling Sunset, une version actualisée de Charlie’s Angels, mais dans la vraie vie, avec pour cadre une agence immobilière plutôt qu’une agence de détectives. Les maisons de la célèbre série coûtent en moyenne 30 millions de dollars et sont toutes plus ou moins identiques : pelouse en plastique dans le jardin, baignoire en pose libre donnant sur l’océan. Vêtues de Chanel ou de Balenciaga de la tête aux pieds, les femmes du groupe Oppenheimer – c’est le nom de la société immobilière – ont fière allure. Des jambes vertigineuses, des perruques spectaculaires, d’innombrables couches de maquillage et des liftings à n’en plus finir. Elles sont en partie factices, mais aussi absolument fantastiques. Rarement autant de luxe est actuellement exposé à la télévision.
L’univers de Selling Sunset est-il donc une sorte d’idéal esthétique digne d’être imité ? Et comment le luxe de Chrishell, d’Amanza et de Bre se compare-t-il au phénomène du luxe discret, dont on a tant parlé ces deux dernières années ? Élégant, minimaliste, dénué de logos, comme chez Hermès, Zegna ou Loro Piana (et aussi chez Uniqlo U). Le luxe tranquille nous a également été offert par la télévision, en particulier par la série Succession, qui raconte les querelles entre les enfants d’un magnat des médias.
Tout et rien
Mais comment définir le luxe anno 2024 ? Le luxe est-il une industrie, que l’on distingue des autres secteurs économiques en appelant les usines « ateliers » (ou « manufactures », lorsqu’il s’agit de montres) ? Ou bien le luxe n’est-il qu’apparences ? Un « montage » de vêtements, d’accessoires (des accessoires en abondance) et de maquillage, qui en dit long sur vous : « j’ai de l’argent », par exemple, ou : « je suis important ». Le luxe est-il l’expression du bon goût ou de tout son contraire ? Voire les deux en même temps ? Le luxe, monde d’exclusivité et donc littéralement d’exclusion, peut-il être moderne ? Les personnes travaillant dans le secteur ont tendance à être plus progressistes. Cependant, de nombreux super clients américains invités au front row de la fashion week sont des partisans de Donald Trump, selon l’hebdomadaire américain New York.
Peut-être attendons-nous trop du luxe. Le luxe, c’est tout et rien. Il est important pour l’économie mondiale. Il est partout dans les rues (où l’on ne peut guère échapper aux panneaux publicitaires et aux vitrines), et sur nos écrans et affichages (en fonction de l’algorithme). Mais le luxe, c’est aussi du superficiel, du vent, du frivole, parfois quelque chose d’hilarant. Et tant mieux. En fin de compte, le luxe est ce que vous en faites. Tant que vous n’avez pas à faire la queue pour l’obtenir.
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