Marque de luxe cherche palazzo ou hall d’usine: pas de nouvelle collection sans un lieu d’exposition spectaculaire
Une collection réussie ? C’est un bon début. Mais pour bon nombre de marques, un lieu d’exposition spectaculaire est tout aussi important. Que ce soit dans la banlieue de Paris ou quelque part sur une colline brumeuse des Highlands écossais.
Fin juin, lors de la semaine de la mode masculine, Dries Van Noten a fait ses adieux à sa marque. Il a convié ses huit cents invités dans le hall de l’usine centenaire et désaffectée de Babcock & Wilcox, dans un quartier oublié de la banlieue parisienne de La Courneuve, à 15 minutes à pied d’une gare sur la ligne vers l’aéroport Charles-de-Gaulle.Un choix en grande partie symbolique : Van Noten avait déjà défilé dans la chaudronnerie, en octobre 2004, lorsqu’il avait dévoilé sa cinquantième collection sur un long podium surélevé qui avait ensuite servi de table de banquet aux cinq cents invités. Vingt ans plus tard, ceux qui étaient présents à l’époque parlent encore de ce moment avec des étoiles dans les yeux.
Emplacement, emplacement, emplacement : ce qui est vrai pour l’immobilier l’est aussi pour les défilés de mode. Le calendrier d’une fashion week moyenne est rempli de défilés, de présentations et de cocktails. En tant que designer ou directeur artistique, une collection forte fait la différence. Mais rien de tel qu’organiser un événement dans un bâtiment spécial, ou dans un cadre original, pour faire sensation. Par conséquent, un journaliste de mode lambda est appelé à voir bien des choses. De la Casa Malaparte, la légendaire maison moderniste de Capri datant de 1937 située sur une falaise, qui a joué un rôle majeur dans le film de Godard Le Mépris, où Jacquemus a défilé il y a quelques semaines, au siège rétro-futuriste du Parti communiste français à Paris, un chef-d’œuvre de l’architecte brésilien Oscar Niemeyer qui accueille régulièrement des défilés plus modestes.
Nicolas Ghesquière de Louis Vuitton dévoile toujours ses collections Croisière loin de Paris, et de préférence dans des bâtiments à l’architecture « street cred », comme le musée d’art contemporain de Niteroi, près de Rio de Janeiro, également conçu par Niemeyer, qui s’est inspiré des OVNI. Chanel et Dior aiment aussi élargir leurs horizons, investissant une rue de Liverpool, un château dans les Highlands écossais ou une propriété au pedigree littéraire du Bloomsbury Group. Pour ne parler que de la Grande-Bretagne.
Au cours des vingt-cinq dernières années, j’ai vu de près presque chaque centimètre carré construit de Paris : des hangars, des parkings, des écoles, le toit de la Tour Montparnasse, la salle de bal dorée de l’Hôtel de Ville.
À Florence, où se tient deux fois par an Pitti Uomo, le principal salon de la mode masculine, j’ai été invité dans plus de palazzos de la Renaissance que je ne peux nommer, souvent nichés sur les douces collines de Toscane, au coucher du soleil, éventuellement avec un verre de Franciacorta à la main (c’est ce qu’on appelle travailler dur). C’est dans l’un de ces palazzo que Boccace a écrit son Decamerone vers 1350.
Salons de couture
Il n’en a pas toujours été ainsi. Le fait que les marques de mode s’installent dans des bâtiments existants, souvent en faisant construire des structures entières, est relativement récent. Jusqu’à la fin du XXe siècle, alors que la mode était essentiellement axée sur la haute couture, toute maison respectable possédait ses propres salons, où recevoir les clients distingués pour de simples défilés.
Cette époque est révolue, même si Balenciaga a construit il y a quelques années une réplique des salons d’origine dans son siège de l’avenue George V. À une petite différence près : l’intérieur dans son ensemble, mobilier compris, semblait n’avoir pas changé depuis le retrait de Cristobal Balenciaga de la mode en 1968 et la mise au placard de la marque pendant plusieurs décennies. Une leçon d’histoire à la Disney.
Les premières véritables semaines de la mode, telles que nous les connaissons aujourd’hui, avec des marques de prêt-à-porter qui n’avaient généralement pas (encore) leur propre siège opulent, étaient organisées dans des endroits fixes.
« Ce qui est vrai pour l’immobilier l’est aussi pour la mode: l’emplacement est roi »
À Florence, l’histoire s’est écrite vers le milieu du siècle dernier dans la Sala Bianca du Palazzo Pitti. À la fin des années 1970, des créateurs tels que Giorgio Armani, Gianni Versace et Walter Albini ont transféré leurs activités à Milan, donnant ainsi naissance à la Fashion Week de Milan, qui a lieu quatre fois par an. Les « sfilata » ont été centralisés à Milan dans les anciens palais d’exposition de la Fiera, où les gratte-ciel « Tre Torre » de Zaha Hadid et d’autres sont depuis sortis de terre.
Pendant des années, Gucci a organisé des événements dans la salle de bal étonnamment petite de l’hôtel Sheraton Majestic Diana. Dolce & Gabbana a rénové un vieux cinéma des années 1950, le Metropol, et Giorgio Armani s’est fait construire un monumental sanctuaire en béton sur le site d’une ancienne usine Nestlé. Pour ce faire, il a fait appel à Tadao Ando, l’architecte japonais qui a récemment fait la une après que Kanye West, qui se fait désormais appelé Ye, a pratiquement démoli une de ses maisons à Malibu.
Miuccia Prada et son mari Patrizio Bertelli souffrent également d’une forme de mégalomanie, ce qui, il est vrai, n’est pas rare dans le monde de la mode. Le couple a fait transformer un complexe industriel près de la Porta Romana, au sud de la ville, en citadelle culturelle, avec un musée et un gigantesque espace pour les défilés de la marque, le Deposito.
Les architectes de la Fondazione Prada : l’agence hollandaise OMA, le cabinet de Rem Koolhaas, qui conçoit également les décors des défilés chaque saison ; pour le défilé printemps/été 2025, il y a quelques semaines, c’était une simple maison blanche qui semblait flotter dans un coin de la salle. Le podium était une longue passerelle sinueuse, avec des piquets, également tout en blanc. Mais les défilés les plus mémorables et les plus glamour de Milan étaient sans doute, de mon point de vue, ceux de Versace, dans le (relativement) petit jardin urbain du Palazzo Versace, au milieu de l’étroite Via Gesù.
La Fashion Week de New York s’est longtemps déroulée sous des chapiteaux au Bryant Park. Plus récemment, l’épicentre de la semaine de la mode s’est déplacé à Spring Studios, une salle située à un étage élevé d’un bâtiment industriel rénové dans le quartier Tribeca, accessible uniquement en ascenseur. Le Council of Fashion Designers of America (CFDA) a récemment annoncé qu’il n’y aurait plus de lieu central pour les prochaines éditions de la semaine de la mode.
La Fashion Week de New York traverse une mauvaise passe. Ralph Lauren, Marc Jacobs ou Calvin Klein ont disparu du calendrier des défilés depuis longtemps. Michael Kors et Coach sont aujourd’hui les plus grands noms, s’adressant principalement à un public local, américain. La génération actuelle de designers américains n’a plus d’argent pour assurer le spectacle, et n’en a peut-être tout simplement pas l’envie.
Le carrousel des podiums
À Paris aussi, les défilés ont souvent eu lieu sous tentes, dans une cour du Louvre et aux Tuileries. Dans les années 1990, plusieurs salles ont été creusées sous le Louvre pour accueillir des défilés de mode. Et pendant plusieurs années, presque toutes les grandes marques de luxe y ont donné rendez-vous pour leurs défilés, même Louis Vuitton à ses débuts ; la société a lancé sa ligne de vêtements en 1997.
Mais le Carrousel du Louvre a rapidement sombré : le complexe était très pratique, mais aussi sans âme. L’endroit ne faisait pas rêver. Et finalement, tout le monde l’a déserté. Un bâtiment construit spécifiquement pour les défilés ressemblait à un vulgaire parking.
Ces dernières années, j’y ai assisté à trois défilés, d’Off-White, de Mugler et de Balenciaga, qui venait tout juste de traverser une tempête. Au sens propre d’abord, avec un show spectaculaire dans un entrepôt de l’aéroport du Bourget, où les mannequins défilaient , affrontant la pluie et le vent, tels des réfugiés dans des vêtements de luxe. Mais aussi au sens figuré, après qu’une campagne publicitaire mal comprise a donné lieu à toutes sortes de boycotts. La salle du Carrousel du Louvre, neutre et totalement utilitaire, suggérait une certaine modestie.
En fait, l’idée d’un lieu unique pour la semaine de la mode était obsolète avant même le premier coup de bêche des salles sous le Louvre. Une situation en partie due, comme beaucoup de choses dans la mode contemporaine, à Martin Margiela, qui invitait journalistes et clients dans des lieux surprenants, loin du glamour de la mode parisienne. Dries Van Noten, Ann Demeulemeester, Walter Van Beirendonck et plus tard des designers tels que Raf Simons, A.F. Vandevorst et Jurgi Persoons ont suivi ce modèle. Ces lieux inhabituels ont contribué à la mystique qui entoure Margiela, et les générations de Belges qui ont suivi.
Auparavant, il n’y avait dans la salle que des acheteurs et des représentants de la presse, principalement d’Europe occidentale, des États-Unis et du Japon, ainsi qu’un acteur hollywoodien égaré ici et là. Aujourd’hui, les premières rangées sont beaucoup plus internationales. Plus diversifiées, aussi. Les blogueurs ont été supplantés par les influenceurs, et les acteurs hollywoodiens par les groupes de K-pop de la saison.
Depuis les méga-spectacles de Karl Lagerfeld pour Chanel au Grand Palais, les défilés parisiens sont toujours plus spectaculaires. Lagerfeld n’a pas défilé, comme l’a fait Margiela, dans un supermarché abandonné, mais a construit un supermarché dont il a rempli les rayons de centaines de produits portant le logo Chanel. Il a recréé une rue parisienne typique ; il a fait venir des blocs de glace ; une saison, il a même installé une fusée qui semblait décoller à la fin du podium, dans un nuage de fumée et un vrombissement assourdissant. Virginie Viard, qui lui a succédé mais qui vient de démissionner, a opté pour des défilés nettement plus sobres, dans un Grand Palais Ephémère insipide (hélas). Mais pour son ultime spectacle, elle a jeté son dévolu sur un bâtiment affichant une valeur architecturale, le toit de l’Unité d’Habitation de Le Corbusier, à Marseille. Un jour de vent violent.
Lors de la Fashion Week homme en juin, Pharrell Williams a défilé pour Louis Vuitton dans le jardin moderniste du siège de l’Unesco, entouré de drapeaux. Dior a installé un chapiteau dans le parc du Val de Grâce, un hôpital militaire. Cette fois-ci, Dries Van Noten, qui en 38 ans nous a emmenés dans des dizaines de lieux différents, souvent époustouflants, nous a cette fois réunis dans une usine en banlieue. Pour la deuxième et dernière fois. S’il venait à changer d’avis et que cette édition n’était qu’une « tournée d’adieu » parmi beaucoup d’autres (il ne faut pas trop compter là-dessus) : l’usine est proche d’une nouvelle ligne de métro qui fera bientôt le tour de Paris, et l’ensemble du complexe est actuellement en cours de rénovation. Il comprendra des appartements, des magasins et des infrastructures culturelles.
Par Jesse Brouns
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