Dans les coulisses du monde de la mode, une machine numérique bourdonne, qui mesure et traite tout : de la robe dans votre panier en ligne jusqu’à votre selfie sur Instagram. Les données sont le nouvel or noir, dit-on : qu’entend-on vraiment par là ?
Au début cette année, la compagnie aérienne américaine Delta a mené une expérimentation. Les voyageurs solo devaient soudain payer bien plus cher que les couples ou les familles avec enfants. Pourquoi ? Parce que voler seul signifie plus souvent voyage d’affaires et les budgets y sont moins serrés. Après de vives protestations, le test a été interrompu, mais le débat était déjà lancé, rapportait le New York Times. Et si une compagnie, grâce aux données, découvrait qu’un client avait réservé un cinq étoiles : pourrait-elle lui facturer son vol plus cher qu’à quelqu’un qui dormirait en auberge de jeunesse ?
Et dans la mode ?
Sur le même principe : pourrait-on faire payer plus un consommateur qui dépense régulièrement de coquettes sommes chez Chanel ou Hermès qu’un client qui achète surtout en outlets ou pendant les soldes ? En bref : méfiez-vous des cookies. L’algorithme ne dort jamais, il entend tout, il voit tout. Et il faut le prendre au pied de la lettre.
On peut désormais facilement tester, avec l’appareil photo de son smartphone, des versions numériques de vêtements, de coiffures ou de maquillage. Pratique — et parfois drôle : me voilà avec des boucles rose fluo, en shapewear Skims —, mais aussi risqué. Un modèle 3D de vous-même ? Réglé en un clin d’œil. Quiconque a vu un film d’action sait que les données biométriques ont de la valeur, par exemple pour s’infiltrer dans ce labo ultra-sécurisé enfoui sous un sommet enneigé, où une bombe est prête à exploser dans 15 minutes…
Ce qui reste, ce sont nos images. Qui s’est jamais demandé si Marilyn était moins iconique « en vrai » ?
Plus sérieusement : on ne sait pas toujours clairement comment, et combien de temps, les entreprises conservent vos données. Avec qui sont-elles partagées ? Et si votre double numérique est piraté ? Dans le meilleur des cas, vous serez inondé de pubs pour des applis de fitness. Dans le pire, votre compte en banque est vidé ou vous devenez, sans avertissement ni rémunération, le protagoniste d’une scène porno virtuelle.
Que penser d’applications comme Meitu, qui transforment vos selfies grâce à l’IA en pin-ups parfaites et, si l’on n’en fait pas trop, crédibles ? Ici, plaidons pour l’indulgence. Il fut un temps — avant les influenceurs — où aucune célébrité n’aurait envisagé de figurer en couverture sans retouches. C’est facile de critiquer maintenant que vous et moi — gens ordinaires — pouvons, en quelques clics, ressembler à des demi-dieux.
Les frontières entre le vrai et l’illusion deviennent floues. Mais ce qui reste, ce sont nos images, de Néfertiti à Marilyn Monroe. Marilyn était-elle moins iconique « en vrai » ? Qui s’est jamais posé la question ? Alors continuez à pimper vos selfies pour Instagram.
Un coup de boost pour la chaîne d’approvisionnement
Les données ne sont pas forcément mauvaises. Pour l’estime de soi, comme en coulisses. Elles sont bonnes pour le business. L’algorithme analyse quels articles d’une enseigne ou d’une marque se vendent le plus vite, quelles couleurs ont la cote et où surgit la demande. Le risque d’invendus diminue — bon pour l’environnement — et on réagit mieux aux microtendances — bon pour le chiffre d’affaires. Si un pull s’envole soudain, on relance vite la production. Si le rose explose, on adapte.

Zara s’est imposée avec ces « dupes » dont on parle tant, notamment en beauté : des copies bon marché de produits de luxe. L’enseigne a pris de vitesse les maisons de couture : ses interprétations des silhouettes de podium arrivaient en boutique avant les originales. Puis Zara et les autres marques typiques des rues commerçantes ont été à leur tour dépassées par des labels comme Shein, plus rapides, moins chers : pas de boutiques physiques et une approche plus laxiste de la qualité. Zara tente maintenant de passer de la fast fashion à l’affordable luxury : flagships au look premium, collaborations prestigieuses, capsules haut de gamme — et, forcément, des prix plus élevés.

J’ai demandé à ChatGPT — nourri aux données, donc témoin pertinent — comment il voit le duo data & mode. « Les systèmes d’IA déterminent de plus en plus ce que nous portons », a-t-il répondu. ChatGPT a cité Zara dans notre échange, et pas Shein, du moins dans un premier temps. À la place, un argument intéressant sur l’importance de la seconde main : « Des plateformes comme Vinted, The RealReal et ThredUp utilisent les données pour faire matcher l’offre et la demande, optimiser les prix et même détecter les contrefaçons. Selon le ThredUp Resale Report 2025, la seconde main mondiale va doubler en valeur dans les cinq prochaines années. Des algorithmes estiment la valeur résiduelle des pièces, pour que les vendeurs sachent exactement ce que valent leurs articles. Et les acheteurs trouvent plus facilement la perle vintage. »
À moins que vous ne préfériez le hasard : vous tomberez peut-être sur un pull eighties de Claude Montana à 20 € chez Think Twice. C’est du slow shopping, et en 2025 plus personne n’a le temps.
Front row chez Dior
Les données jouent, au-delà de la supply chain, un rôle crucial en marketing de luxe. D’abord pour atteindre les clients. Quand Jonathan Anderson a fait ses débuts chez Dior Homme le 27 juin, pendant la Fashion Week de Paris, la campagne s’est déployée sur 21 plateformes. Teasers avec Kylian Mbappé, d’abord envoyés aux close friends Instagram ajoutés pour l’occasion, puis diffusés plus largement. Campagne parallèle avec quelques Polaroids d’Andy Warhol — portraits eighties de Jean-Michel Basquiat et de Lee Radziwill (la sœur de Jacqueline Kennedy). Le matin du défilé : clips de Sam Nivola (White Lotus) à Versailles et de Robert Pattinson se préparant dans sa chambre d’hôtel. La styliste Karen Binns a même été recrutée pour un podcast.
‘Vinted, The RealReal et ThredUp utilisent les data pour faire matcher l’offre et la demande’
Dans la salle, peut-être deux cents personnes. J’étais la seule journaliste belge. Où que je regarde, des célébrités : Rihanna et A$AP Rocky, Daniel Craig, le boys band coréen Tomorrow X Together. De mon siège, je pouvais croiser le regard de Donatella Versace. Happy few, mais à l’échelle du monde, en ligne, le show Dior a totalisé, selon la maison, plus d’un milliard de vues. À ces vues, on attribue généralement une valeur — de quoi pavoiser ensuite dans la presse spécialisée, friande de classements des défilés « qui ont rapporté le plus ».
De l’intuition aux data
Supply chain, techno, marketing, soit… Mais peut-on être créatif avec des données ? Autrefois, les designers se fiaient surtout à leur intuition, à leurs moodboards et à l’observation de la rue. Aujourd’hui, ils utilisent aussi les data. Des bureaux de tendances comme WGSN mêlent expertise humaine et intelligence artificielle, qui repère certains points dans les images des réseaux, les requêtes et les ventes.
On dit que l’IA ne remplace pas la créativité : elle donne une boussole, « pour savoir d’où souffle le vent », comme le formule ChatGPT. Concrètement, cela signifie surtout que les créateurs tiennent davantage compte des désirs des consommateurs. On pourrait penser à première vue que c’est une bonne chose. Le public veut souvent plus de la même chose, des choses déjà connues. Non pas par paresse ni par manque de goût pour la surprise, mais parce qu’il est difficile de désirer ce que l’on ne connaît pas encore. Et parce qu’il faut du temps pour apprivoiser la nouveauté. Prenez les flared jeans, pattes d’éléphant : il y a deux ans, l’amateur de mode de base — oui, oui, je parle de vous et moi — trouvait ça affreux. Aujourd’hui, ce look disco redevient cool. Avec les data, on est moins audacieux, mais on prend moins de risques : si l’on suit en temps réel ce qui se vend (ou pas), on ne fabrique et ne met en rayon que ce qui est quasi garanti de partir. Et comme la chaîne d’approvisionnement est mieux huilée grâce aux données, quelques clics suffisent.
Flip oui, flop non
La mode, au fond, c’est simple : les tendances réagissent toujours à ce qui précède. Il y a environ huit ans, la Air Monarch — l’archétype de la dad sneaker de Nike — a fait un retour inattendu. Balenciaga a lancé, à la même période, la Triple S, chaussure colossale. Les sneakers massives à semelles épaisses étaient soudain partout. New Balance en récolte les fruits depuis au moins dix ans.
Depuis une bonne année, voici la réaction que l’on observe : le retour des baskets plates, comme l’Adidas Samba ou la Puma Speedcat. Les chaussures les plus commentées de cet été ? Les tongs — notamment deux modèles américains : The Row, à 780 €, et ERL, proposées en trois tailles, dont une avec une plateforme de 20 centimètres.
Ainsi va la mode, par cycles : hauts/bas, court/long, ample/étroit, noir/couleur, etc. Pas besoin d’algorithme pour ça. Les data peuvent, bien sûr, capter le basculement : épingler le moment précis où le skinny a vécu et où le pantalon large redevient en vogue. Et repérer quand une tendance bascule vers le grand public.
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