Pour $430… On m’a répondu avec un soupir et en levant les yeux au ciel

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Manger dans l’un des meilleurs restaurants du monde suscite souvent la jalousie, mais que se passe-t-il si cela s’avère être une torture? Notre journaliste a dîné à Chef’s Table at Brooklyn Fare et est sortie en larmes. De rage.

IMPORTANT/RESPONSE REQUIRED. Les majuscules criardes de l’objet de cet e-mail annonçaient un dresscode très précis: «Formal business attire with suit jackets & dress shoes required for all gentlemen in the dining room.» Ce message a suscité chez moi de l’agacement et une légère inquiétude. Si, jusque dans les années nonante, il était de bon ton de porter une cravate ou même un nœud papillon dans un restaurant étoilé — les établissements allaient même jusqu’à en louer à ceux qui n’en portaient pas — c’est tout de même assez curieux d’encore se voir imposer un dresscode en 2023. D’autant plus que le streetwear haute couture en dit aujourd’hui plus long sur le portefeuille de l’homme qu’un trois-pièces mal ajusté.

Quand le fine dining se résume à une transaction purement commerciale, où le service s’améliore à hauteur de ce que l’on débourse, cela devient détestable

Cela dit, j’aime porter une belle tenue pour l’occasion, ne serait-ce que par respect pour le travail du chef et du restaurant. Mais ce soir-là, c’est précisément là que l’élégant bât commence déjà à blesser. Car le respect ne se négocie pas, il s’impose. Bien sûr, j’aurais dû avoir la puce à l’oreille en voyant cet e-mail: il s’agirait, ce soir-là, d’étaler sa richesse. Mais mes grandes espérances et mon enthousiasme effréné ont eu raison de mon intuition. Un inspecteur du guide Michelin m’avait recommandé l’endroit et un célèbre chef cuisinier belge de mes amis y avait passé «l’une des meilleures soirées de sa vie». Car le Chef’s Table at Brooklyn Fare a trois étoiles au Michelin et s’est emparé de la 63e place sur la fameuse liste The World’s 50 Best Restaurants. Le chef César Ramirez y propose un menu franco-japonais à plusieurs services dont les critiques affirment qu’il est mindblowing. Et on l’espère bien, car le Chef’s Table pratique des prix astronomiques. Cela commence déjà par un acompte de 200 dollars. Et il ne s’agit pas là d’un montant réservé sur ma carte de crédit, mais d’une somme versée en espèces.

J’étais donc arrivée à un point de non-retour ou plutôt devant l’entrée d’un supermarché asiatique. Je savais qu’il s’agissait là d’une diversion: la véritable entrée de la mystérieuse table du chef se trouvait au fond de la supérette, entre les paquets de nouilles instantanées et le papier-toilette motif ourson. Un bon subterfuge, si cette petite porte en bois vous faisait virevolter dans un autre monde somptueux et haut en couleur, un de ces endroits où il faut être allé pour parvenir à se l’imaginer. Réservé à quelques heureux élus. Car la rumeur voulait qu’obtenir une réservation au Chef’s Table relevait de l’impossible. J’avais pourtant réussi à retenir une table une semaine avant mon départ. Était-ce un simple coup de chance ou un signe de l’univers? C’était un signe. Car avant même de pouvoir être intronisée, toute pimpante, au cœur de cette société secrète, je dois faire la queue pour m’inscrire. Comme dans la salle d’attente du médecin. Un homme à côté de moi me demande «if it was my first time?» Ce qui doit être pour moi un événement unique est un rendez-vous semi-annuel pour lui. Devant moi, une jeune femme filiforme, bien plus grande que moi, porte les fameux talons aiguilles à semelles rouges. Je me convaincs que je suis bien plus stylée qu’elle: mes escarpins viennent du Graanmarkt 13. L’homme aux côtés de la femme en Louboutins a une épaisse crinière de cheveux gris et porte un costume de mauvais goût.

La porte s’ouvre enfin et nous observons le départ de l’essaim de clients du premier service. Des personnages interchangeables, des individus tenant absolument à appartenir à un univers d’exception, à faire partie d’un monde et à combler le vide de leur existence en regardant et, avant tout, en étant vus. J’ai envie de m’enfuir, mais j’ai déjà payé. Je suis prise au piège. On nous accompagne dans la salle du restaurant. Pas dans un monde rempli de magie ou de fantaisie, non. Nous arrivons dans un morne cadre en acajou et décoré d’orchidées, les fleurs les plus déprimantes qui soient. L’orchidée, l’incarnation florale de la banalité. Les charmantes casseroles en cuivre suspendues au-dessus de la cuisine ouverte sont censées évoquer un semblant d’authenticité et de charme. Mais ce dernier est réduit à néant par les masques que porte le personnel et qui cachent impitoyablement tout soupçon d’expression sur leurs visages. Pourtant, même aux États-Unis, les mesures COVID ont été assouplies.

Je m’installe au comptoir devant la cuisine et je salue les visages stériles d’un sourire embarrassé. Je suis venue seule et c’est généralement un plaisir pour moi. Cela me permet de me consacrer corps et âme à mon assiette, au spectacle en cuisine et à la chorégraphie en salle. C’est comme passer une soirée au théâtre, mais en plus savoureux. Sauf qu’ici, c’est plutôt à une opération chirurgicale que j’allais assister. À côté de moi, un homme seul pianote sur son téléphone. Le rideau se lève. Avant même de me présenter un menu, on me communique à voix basse les règles de la soirée. Le supplément de truffe blanche me coûtera 195 dollars par plat, mais pour deux plats, on m’offrira une remise pour arriver au montant sidérant de 295 dollars. Si je souhaitais une deuxième part du plat emblématique du chef, j’allais débourser 57 dollars de plus. En plus des 430 dollars pour un menu qui devait être ingéré en seulement 2,5 heures… Je suis effarée.

Ce n’est pas si rare de payer un supplément pour la truffe blanche, même en Belgique, mais jamais on ne me l’a présenté comme si un refus allait me hanter jusqu’à mon lit de mort. «No thanks», je souris gentiment. Je déteste les suppléments au restaurant. Soit l’ingrédient est indispensable et le cuisinier l’ajoute au plat, soit l’ingrédient n’est pas indispensable et il est donc inutile d’en mettre. Demander au convive s’il souhaite de la truffe en supplément revient simplement à admettre que le plat n’est pas au point et qu’on le fait payer au convive. On est dans un restaurant trois étoiles, pas chez Ryanair!

Vous pensez que ce prix est trop élevé? Pour 430 dollars, j’attends d’un chef cuisinier qu’il fasse preuve de créativité pour équilibrer le foodcost sur l’ensemble du menu. Bon, passons. Mais payer pour avoir une deuxième part du plat emblématique? Suis-je vraiment censée estimer maintenant, sans avoir entrevu, ni senti, ni goûté le plat, que je serai à tel point époustouflée par ce chef-d’œuvre que je ne demanderai qu’à saler la note de 57 dollars de plus? La plupart des grands chefs ont un ego considérable, et c’est tant mieux, car sans ce dévouement, ils n’atteindraient pas les sommets, mais là, c’était de l’arrogance à l’état pur. Mais si César Ramirez le fait, c’est surtout parce qu’on le laisse faire. C’est ce que je constate quand on sert le supplément truffe à presque toutes les tables autour de moi. Je suis bouche bée et je n’ai pas de masque derrière lequel le cacher.

Un sentiment de malaise m’envahit. Qu’est-ce que c’est que cette farce? Cette sensation atteint son paroxysme au moment où le sommelier me présente la carte des vins ouverte et pointe le doigt vers la gauche en prononçant d’un ton magistral: «We highly recommend you to take the winepairing.» Il ne me lâche pas du regard, comme s’il voulait s’assurer que son message s’est bien imprégné. Je balaie rapidement la sélection de vins: huit grands classiques, presque tous français et allemands, au prix de 320 euros. À la première ligne: Dom Pérignon brut 2012, je manque d’éclater de rire. Quel idiot se laisserait prendre au piège par un choix de vins aux prix si pharaoniques? Mais tous les clients se laissaient ouvertement avoir. Je décline et lui demande de me servir, de temps en temps, un verre de vin assorti. Les forfaits d’accord mets-vins ne sont généralement pas mon truc. On ne sert généralement pas les meilleurs vins, car il en faut un stock considérable pour accompagner le menu pendant des semaines, voire des mois. Pour le client, cela peut être une façon amusante de déguster des vins de différentes maisons, mais je me sens vite saturée par la quantité de vin et d’informations qui accompagnent chaque bouteille. Ainsi, pour le montant d’un accord mets-vins, je préfère commander une ou plusieurs cuvées supérieures.

Malheureusement, ce n’était pas au goût du sommelier, qui a tout de suite cessé de me décrire les vins. Mon refus obstiné du jeu trop transparent de l’incitation à l’achat m’avait apparemment reléguée au rang de cliente de troisième ordre. Par contre, pour les gentils petits moutons qui se sont laissés flouer, cela a payé. You pay for service, I guess. C’est peut-être dû à ma naïveté, mais j’étais en état de choc. Quel insupportable snobisme! Quand je lui commande un deuxième verre, après mon champagne rosé Ployez-Jacquemart, il me demande quel vin je souhaite. N’ai-je pas regardé la carte des vins? Non, jeune homme, je ne l’ai pas mémorisée. Cela vous dérangerait-il de faire votre travail? Il me donne le choix entre «a slightly sweet riesling or a chardonnay». La moutarde me monte au nez, mais je ravale ma fierté. Dieu, que ce a dans «a chardonnay» était dégoûtant. Il faut savoir que le chardonnay est l’un des cépages les plus cultivés au monde, utilisé dans l’assemblage de nombreux vins. Annoncer « a chardonnay» c’est non seulement sous-estimer mes connaissances, mais c’est aussi se moquer de moi. Quand il me sert enfin a chardonnay, comme si «a sweet riesling» aurait pu être un choix valable, et qu’il ne me donne aucune explication, je l’interpelle directement: «Could you please tell me a bit more about the wine, like you did with the other guests?» Et puis l’impensable se produit: il pousse un profond soupir, lève les yeux au ciel et répond «Alright, then.» Je n’ai pas entendu un seul mot de ce qu’il m’a dit et tout le reste, y compris la cuisine phénoménale, s’est déroulé dans une sorte de brouillard.

Vous allez peut-être me demander pourquoi je n’ai pas fait une remarque ou quitté le restaurant sur le champ. Mais la nourriture est une émotion, elle fait lien, elle crée des connexions entre les convives, qu’ils se connaissent ou non. Il s’agit d’un mode de communication entre le chef et son client et le plat en est le véhicule. La plupart des chefs ne sont pas doués pour la parole, mais ils parviennent à traduire leurs émotions dans l’assiette avec une précision incroyable. Évidemment, le fine dining n’est pas donné à tout le monde. Une performance à ce niveau se monnaie, ce qui est logique. Mais quand cela se résume à une transaction purement commerciale, où le service s’améliore à hauteur de ce que l’on débourse, cela devient détestable. C’est le snobisme qui crée une distance infranchissable, pas la gastronomie en soi. Quand une expérience gastronomique fait sens, du service à l’assiette, c’est pour moi l’une des plus belles expériences qui soient. Mais cette expérience devient l’une des plus douloureuses quand elle perd tout son sens. Et quand cela se produit, comme cela m’est arrivé, cela vous paralyse.

Je me suis soudain sentie en insécurité, seule dans une ville inconnue et plus du tout à ma place. Je me sentais à la lose. Entourée d’orchidées, en plus. Le comportement déplacé du sommelier s’explique en partie par le système en vigueur aux États-Unis qui veut que le pourboire soit de 20 à 30% de l’addition totale, ce qui signifie que plus le client consomme, plus le pourboire sera élevé. Une amie américaine, journaliste spécialisée en vin, m’a révélé plus tard que j’avais peut-être même été catégorisée dès le départ parce que j’étais une femme seule. Dans une culture où c’est toujours l’homme qui brandit sa grosse carte de crédit pour impressionner sa femme, légitime ou non, c’est peut-être vrai. Peut-on alors reprocher à un restaurant d’être imprégné de cette culture?

De se comporter, comme Ralph Fiennes dans le film The Menu, en cuisinier psychopathe, menant le public par le bout du nez comme s’il s’agissait de marionnettes? Car la douloureuse vérité n’est-elle pas, comme se le demande aussi Ralph Fiennes: «Lequel de ces invités se souviendra demain de ce qu’il a mangé?» Une réflexion que César Ramirez s’est sans doute faite lui aussi, puisqu’il néglige même de vous montrer le menu ou de vous l’offrir en fin de repas. Pourquoi y consacrer de l’énergie? César Ramirez ne joue pas le jeu. Il plume ses clients en leur faisant croire qu’ils ont passé une somptueuse soirée. Qui, dès lors, pourrait-on traiter de fou? Lui ou ceux qui le paient?

Note: Suite à cet article, j’ai contacté le restaurant pour leur faire part de mon mécontentement concernant cette soirée (29/11/2022). J’ai reçu de vagues excuses et une demande de description du sommelier. Comme si c’était de ça qu’il s’agissait…

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