L’arôme d’Oman: En visite chez Renaud Salmon, le Belge qui conçoit les parfums du sultan
Oman a pour ambition de détrôner Paris et Grasse comme haut lieu de la parfumerie mondiale. L’arme secrète d’Oman? Le Belge Renaud Salmon, directeur artistique d’Amouage.
Un agréable parfum vous accueille dès l’instant où vous posez le pied dans l’aéroport d’Oman. De grands brûleurs y diffusent de l’encens et autres senteurs. Même les taxis font l’impasse sur le sempiternel arbre magique. Les chauffeurs utilisent leur propre mélange de bakhour, des copeaux de bois parfumés et ensuite chauffés. Dans ce pays qui perpétue une tradition olfactive sophistiquée, une famille royale a fondé sa marque de parfum. C’était l’idée du sultan précédent, qui cherchait une attention originale pour ses invités étrangers. Il voulait littéralement leur offrir un bout d’Oman à emporter chez eux.
Sa situation stratégique fait d’Oman une étape historique sur la route de la soie, connue pour la qualité de ses ingrédients de parfumerie, comme l’encens, le ciste et l’ambre gris (concrétions intestinales fossilisées de baleine au parfum marin et chaud). Avec ces 3 composants, le sultan a commandé deux parfums au célèbre parfumeur français Guy Robert. Le parfum pour femmes était présenté dans un flacon plaqué or inspiré de la Grande Mosquée du Sultan Qabus à Mascate, tandis que le parfum pour homme évoque le kandjar, le poignard traditionnel d’Oman. Les parfums ont plu énormément aux invités et à leurs amis. La demande a pris une telle ampleur que la famille royale a décidé quelques années plus tard de commercialiser ces parfums. C’est ainsi qu’Amouage, que l’on peut traduire librement par «vagues d’émotion», a vu le jour en 1983, avec pour accroche le terme très approprié de «cadeau des rois» et un logo inspiré du sceau royal. Les deux parfums ont été baptisés Gold Woman et Gold Man. Il faudra attendre plus de 10 ans avant qu’un nouveau parfum ne rejoigne ces deux premières créations. À partir des années 2000, la collection s’est rapidement étoffée pour atteindre une centaine de parfums. La parenté avec Oman s’est effilochée. C’est pour y remédier que le Belge Renaud Salmon a été désigné comme directeur artistique en 2019. Sa mission: faire d’Amouage une marque d’amour qui remette Oman sur l’échiquier.
Renaud Salmon collabore souvent avec le producteur de musique Copal, basé à Bruxelles, et l’artiste anversoise Louise Mertens
Un Belge à Oman
Malgré son impressionnante stature de deux mètres, Renaud, plutôt timide, fait tout pour ne pas se faire remarquer. Il n’a rien de l’ego surdimensionné de nombreux créatifs de son calibre. La coupe parfaite de ses vêtements trahit un bon goût et un souci de la qualité, loin du bling-bling et des logos. C’est peut-être son côté belge, dit-il en riant: «Les designers belges ont tendance à être terre-à-terre et authentiques, tout en étant extrêmement créatifs et avant-gardistes. J’ai toujours eu cette dualité: j’adore la nature autant que la mode. À 18 ans, j’ai utilisé mes économies pour acheter un costume Dior de Hedi Slimane. Les gens ne comprenaient pas: étais-je «authentique» ou superficiel? Beaucoup de gens pensent que la mode est superficielle, mais je constate que le luxe et la mode s’entremêlent de plus en plus avec la nature. Pour moi, c’est une évidence. Récemment, j’ai sillonné le désert d’Oman et, deux jours plus tard, j’étais à New York pour la Fashion Week. Ce passage de l’un à l’autre ne me demande aucun effort. J’ai toujours 2 valises prêtes: une pour les roadtrips et une avec mes tenues de créateurs.»
Pourtant, rien ne laissait présager que Renaud était destiné à l’univers du luxe. Il a grandi dans un village près de Liège, loin du monde de la mode qui le fascinait lorsqu’il était enfant. Après des études en économie, il décroche des stages chez Delvaux et Louis Vuitton avant de rejoindre le siège de Procter & Gamble à Genève pour composer des parfums de créateurs destinés aux maisons Dolce & Gabbana et Alexander McQueen. Dix ans plus tard, il s’installe à New York pour travailler chez Marc Jacobs, au sein du groupe Coty. «Initialement, en passant de New York à Oman, j’ai eu l’impression de faire un pas de côté, de m’éloigner de la source de créativité qui jaillit à Paris, Milan, New York et Londres.» Il l’admet. «J’étais si fier d’avoir abouti dans ces villes métropolitaines et de pouvoir réaliser mon rêve.» Pourtant, tout n’était pas rose. «Le dynamisme créatif dans les grandes entreprises est souvent complexe, il y a énormément de pression et de responsabilité, et il faut tenir compte d’une grande variété d’acteurs. Il y a tellement de compromis à faire que l’on aboutit à une version édulcorée, ce qui me frustrait de plus en plus.» Il n’a donc pas pu résister à l’offre d’Amouage de mener un processus créatif en toute liberté. Amouage est loin d’être un projet individuel, mais peu de choses plaisent plus à Renaud que de réunir des esprits créatifs et d’assembler toutes ces visions en un tout cohérent. «On ne peut pas faire évoluer une marque tout seul, mais il faut être capable de transmettre une certaine vision.» Il reconnaît volontiers que la liberté, la confiance et les moyens dont il bénéficie chez Amouage sont exceptionnels. «La priorité de la famille royale n’est pas le chiffre d’affaires. Leur volonté est de faire d’Amouage une marque respectée et désirable pour faire découvrir Oman au plus grand nombre. Car Amouage est Oman et vice versa. Une fois cet objectif atteint, le reste suivra.» Il ne croit pas aux campagnes à grande échelle pour réaliser cette vision. Elle ne peut être atteinte que lorsque les meilleurs artistes, artisans, parfumeurs et amateurs de parfums soutiennent la marque. Selon lui, ce soutien est essentiel pour créer des produits originaux et somptueux. «Les spots télévisés pour des parfums comme Égoïste de Chanel ou Kenzo Jungle que j’ai vus quand j’étais enfant étaient si forts et magiques qu’ils sont restés gravés dans ma mémoire. Aujourd’hui, tout ce qui touche à la parfumerie doit aller vite et est très formaté. Plus les entreprises sont grandes, plus les gens ont peur de faire des erreurs, car les enjeux sont importants. Amouage est suffisamment petite pour prendre de grands risques et entreprendre des projets ambitieux sans complexe. Je veux créer des émotions fortes qui persistent.»
Une approche différente
Pour réaliser cette ambition, Renaud se rend compte qu’il faut adopter une approche différente. Tout d’abord, en prenant le temps. Le temps d’atteindre la qualité et de susciter des idées fortes et originales. Par exemple, il a décidé d’affiner les parfums jusqu’à ce qu’ils atteignent leur apogée. «C’est un peu comme un orchestre: il faut du temps aux musiciens pour trouver une harmonie dans le jeu. Il en va de même pour les composants olfactifs. Atteindre un résultat cohérent prend du temps, entre 3 semaines et 2 mois.» Une étape souvent oubliée dans l’industrie, car le temps coûte de l’argent.
Il choisit ses parfumeurs en fonction de leurs créations et non de la maison de parfum qui les engage. Ils versent souvent des sommes astronomiques aux marques de parfum pour être autorisés à participer à un briefing. «Il y a dans l’industrie du parfum une sorte de gentleman’s agreement selon lequel, pour les flankers (spin-offs de parfums existants), on s’adresserait à la maison qui a créé le parfum original. Mais je refuse cela, je veux le meilleur parfumeur pour le parfum que j’ai en tête.»
Les briefings se déroulent de manière totalement différente. Pas d’études de marché, de panels de consommateurs ou de rapports sur les tendances. Renaud puise son inspiration à Oman, où la beauté de la nature est une source inépuisable d’idées. Il fait découvrir aux parfumeurs les lieux qui l’inspirent et leur remet un moodboard composé de photos, d’illustrations, de matières, ainsi que, par exemple, d’extraits de musique. Ensuite, ils ont carte blanche, sans aucune contrainte budgétaire. C’est très rare dans l’industrie du parfum, où seule une fraction du budget marketing est consacrée à la création des parfums.
Il partage un maximum d’informations avec toutes les parties concernées. «Je tiens à préserver l’ouverture et la transparence du processus de création, car cela donne lieu à une dynamique intuitive entre tous les créatifs. Dans le monde de la parfumerie, chacun travaille de son côté, ce qui est une source de frustration pour de nombreux parfumeurs. Certains m’ont confié qu’ils auraient créé un parfum totalement différent s’ils avaient su à quoi ressemblerait le flacon.»
Deux Belges font partie de ses collaborateurs préférés: le producteur de musique Copal, basé à Bruxelles, et l’artiste anversoise Louise Mertens. «Son travail est très abstrait et permet aux clients d’Amouage de laisser libre cours à leur imagination. Elle n’est pas formatée par l’industrie du parfum. Elle ne crée pas d’images illustrant les composants olfactifs, mais associe intuitivement les bonnes couleurs aux échantillons de parfum que je lui soumets. J’aime les collaborations de longue haleine, cela facilite le développement. La pandémie nous a fait prendre conscience de l’importance de pouvoir travailler avec quelqu’un à qui il suffit de dire quelques mots et qui s’inscrit dans le même cadre de référence.»
De l’encens ambitieux
L’année dernière, le ministère du patrimoine et du tourisme a confié à Amouage la gestion du Wadi Dawkah, un site qui compte des milliers d’arbres à encens. Une magnifique occasion d’élaborer une qualité d’encens et de gérer ainsi l’ensemble de la production du parfum (de la culture à la récolte, en passant par la distillation, l’assemblage, la maturation et la production). Mais l’ambition de Renaud est bien plus grande. «Bien que l’encens omanais soit de première qualité, il est très peu utilisé en parfumerie. La chaîne d’approvisionnement n’est pas bien organisée et les fabricants de parfums n’ont pas de réseau à Oman. C’est pourquoi les parfumeurs utilisent de l’encens provenant d’autres régions problématiques, comme le Somaliland et le Pount, peu durables et peu transparentes en raison des nombreux intermédiaires.» Renaud veut changer cela. «Une chaîne de production durable, où les agriculteurs sont bien payés pour la production d’un encens de qualité qui ne nuit pas à l’écosystème, rend tout traçable et transparent. C’est une façon de contribuer à rendre l’industrie du parfum plus durable.»
Mais Renaud y voit aussi une aubaine pour Oman. «Le Wadi Dawkah est un site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO et nous voulons y développer le tourisme. Nous voulons positionner Oman comme une destination pour les amateurs de parfums, tout comme Grasse en France. Nous voulons ouvrir notre usine de Mascate aux visites, proposer des cueillettes de roses dans les montagnes et la découverte de la route de l’encens à Salalah.» C’est une bonne chose pour le monde du parfum, pour Oman et donc pour Amouage. Le reste suivra.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici