LOVER/HATER: Le foodsharing
La tendance s’est propagée à une vitesse étourdissante dans le monde de la restauration: le partage des plats entre convives. On appelle ça le «foodsharing» et Evelien Rutten en est fan, alors que Marc Declerck est loin d’être convaincu. Tous deux expliquent pourquoi.
Pourquoi le foodsharing est-il devenu si tendance?
MARC DECLERCK. «J’ai du mal à le comprendre. Car partager les plats est une coutume ancestrale. Au Moyen Âge, le partage était d’usage, généralement sous la forme d’un buffet présenté sur la table. Ce n’est qu’au début du dix-neuvième siècle qu’est apparu, en Russie, le rituel consistant à servir les mets en une succession de portions individuelles. Quand cette mode est arrivée en Occident, on l’appelait d’ailleurs le ‘‘service à la russe’’. Il a progressivement mis fin aux banquets plutôt chaotiques qui prévalaient jusqu’alors. Ceux-ci consistaient à servir plusieurs plats, souvent refroidis, que les convives se partageaient avec allégresse et dans le désordre. Un peu comme ce que l’on observe actuellement dans les restaurants branchés.»
Lover Evelien Rutten «L’un des grands avantages du foodsharing est qu’il vous fait découvrir plusieurs saveurs. Il évite aussi la paralysie du choix, les portions sont plus petites et on peut donc en commander plus
EVELIEN RUTTEN. «Le partage n’est certes pas nouveau, mais il ne s’est jamais démodé. Car si, en Occident, les assiettes individuelles sont devenues monnaie courante, le partage a toujours été roi à table. Par exemple, le foodsharing est aujourd’hui encore la norme dans les cuisines d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient, du Caucase et d’une grande partie de l’Asie. En Chine, tous les plats sont présentés sur un plateau tournant au centre de la table et chacun goûte à tout. Et même la tradition occidentale fait depuis longtemps la part belle aux spécialités partagées, c’était du foodsharing avant l’heure: Les tapas espagnoles, les pizzas italiennes, les mezze grecs, la fondue bourguignonne, la raclette suisse, les bitterballen néerlandais, les frites en cornet, le plateau de fromages ou de charcuterie. Ce qui se passe aujourd’hui est donc une prolongation de ce que nous avons toujours fait.»
Le foodsharing modifie-t-il notre façon de manger?
RUTTEN. «L’un des grands avantages du foodsharing est qu’il fait découvrir plusieurs saveurs au cours d’un même repas. Il évite aussi la paralysie du choix, car les portions sont plus petites et on peut donc en commander plus. Sans oublier les liens qui se tissent à table, car on goûte tous la même chose. Et cela stimule les échanges. Cette dimension émotionnelle et sociale de la nourriture est pour moi très importante, et elle est favorisée par le foodsharing. Il nous aide à rompre avec le rituel du menu imposé ou avec la traditionnelle succession entrée-plat-dessert, ainsi qu’avec tout ce concept des chefs qui cuisinent davantage pour leur ego que pour le plaisir de leurs clients. Le foodsharing crée une ambiance plus vivante et on partage à table des moments informels et conviviaux.»
DECLERCK. «Je trouve justement qu’il y a souvent trop d’ingrédients et de saveurs mélangés. Ce qui provoque non seulement la confusion gustative, mais peut également mettre à rude épreuve les papilles et la digestion. Et cela donne lieu à des assiettes parfois chaotiques et bordéliques. Et les mangeurs lents qui, comme moi, aiment savourer intensément chaque bouchée sont désavantagés. Comme les restaurateurs se sentent obligés de suivre la tendance, le foodsharing n’est pas toujours proposé de manière réfléchie. Des plats normalement conçus pour une seule personne sont placés au centre de la table en étant soi-disant destinés à être partagés. Mais cela ne fonctionne pas comme ça. Le foodsharing nécessite des mets adaptés, à partager agréablement et de façon ordonnée sans faire un carnage dans les assiettes. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas. Et c’est assez délétère pour l’appétit et l’hygiène, car tout le monde trempe ses couverts dans le plat après les avoir mis en bouche.»
Hater Marc Declerck «Je trouve justement qu’il y a souvent trop d’ingrédients et de saveurs mélangés, ce qui provoque la confusion gustative. Et cela donne lieu à des assiettes parfois chaotiques et bordéliques
RUTTEN. «Sur ce point, je suis d’accord: le chef cuisinier doit adapter ses plats au partage.»
Le foodsharing est-il moins cher?
RUTTEN. «Comme on n’est pas lié à un menu établi ni soumis à la traditionnelle succession entrée-plat-dessert, le partage peut en effet revenir moins cher. On est beaucoup plus libre de son choix, de la quantité que l’on a envie de manger et de ce que l’on souhaite dépenser. On peut également déterminer le rythme de l’arrivée des plats à table. Car le principe du foodsharing, c’est de ne pas tout commander en une fois. Ce qui aide à mieux sentir à quel moment on a suffisamment mangé.»
DECLERCK. «Comme les portions de foodsharing sont plus petites, on a l’illusion qu’elles sont moins chères. Mais la somme de toutes ces petites assiettes finit souvent par revenir plus chère. Le partage favorise aussi la surconsommation, précisément parce que les portions paraissent si petites et si peu chères. Je pense que c’est surtout avantageux pour le restaurateur: il doit dresser deux fois moins d’assiettes, et par conséquent, en apporter à table, en débarrasser et en laver deux fois moins.»
RUTTEN. «Je ne suis pas certaine que ce soit plus avantageux pour le restaurateur. D’un côté, il fait peut-être des économies, mais d’un autre côté, cela nécessite davantage d’organisation en cuisine. Et cela peut entraîner une diminution des rentrées. D’ailleurs, les restaurateurs qui ne font pas de foodsharing se plaignent souvent de voir le phénomène apparaître dans leurs restaurants. Car, qu’ils le veuillent ou non, les clients font ce qu’ils veulent: ils commandent un seul plat pour deux et annoncent qu’ils vont le partager.»
DECLERCK. «C’est précisément l’un des dangers de cette tendance. Car même les restaurateurs qui ne souhaitent pas la suivre se sentent obligés d’y participer. Même si cela leur est préjudiciable. Ils vendent alors un seul plat plutôt que deux. Mais bon, ce n’est pas à moi de faire leur comptabilité.»
RUTTEN. «Bah, le contraire se produit aussi: des couples qui commandent une entrée supplémentaire parce qu’ils ont envie de la savourer ensemble. Quoi qu’il en soit, cela n’a aucun sens d’aller à l’encontre des souhaits du client. De manière générale, les gens ont envie d’avoir une plus grande liberté de choix dans les restos, et les restaurateurs vont devoir s’adapter à cette évolution.»
DECLERCK. «Nous sommes d’accord sur ce point. Mais une plus grande liberté de choix n’est pas nécessairement synonyme de foodsharing. Ce serait déjà un bon début d’arrêter d’obliger les clients à commander un menu beaucoup trop copieux. On pourrait leur proposer des plats à la carte, ou un menu plus restreint avec le choix entre deux ou trois plats par service, comme c’est souvent le cas en France. On peut supprimer la répartition entre entrées, plats et desserts. Ou proposer pour chaque plat le choix entre une petite et une grande portion. Il y a tant d’autres façons d’élargir la liberté de choix. Aujourd’hui, il semble parfois que le foodsharing est devenu la nouvelle norme.»
RUTTEN. «Des restos plus conviviaux et joviaux où manger ce que l’on a envie, quand on en a envie, autant qu’on en a envie et dans l’ordre que l’on veut, c’est forcément le modèle d’avenir. Et le foodsharing s’inscrit dans ce modèle.»
DECLERCK. «Je respecte profondément la liberté du chef et des personnes qui aiment le foodsharing. Mais on doit aussi avoir le droit de dire quand cela ne nous plaît pas. En groupe, c’est parfois difficile, surtout quand on est invité. Personnellement, ce qui me plaît le plus, c’est un repas bien structuré.»
Evelien Rutten – The Lover
journaliste culinaire pour, notamment, Gael et Sabato
Marc Declerck – The Hater
fondateur et directeur général du guide gastronomique Gault&Millau Belux
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