Anne-Sophie Rosseel: « Un bon design doit être accessible à tous »

/ /

Qu’il s’agisse d’un projet retail à grande échelle ou d’une petite chaise pour enfants, Anne-Sophie Rosseel (42 ans) est 
indéniablement un talent polyvalent. L’architecte vit à New York depuis huit ans, mais a conservé sa modestie belge. Son palmarès est impressionnant: des mégastores pour Louis Vuitton, des 
boutiques d’un hôtel sur la côte amalfitaine, un studio de design 
à son nom et une marque de meubles primée.

Alors qu’on associe souvent la réussite de l’entrepreneuriat à l’extrapolation, Anne-Sophie Rosseel a pris le contre-pied pendant sa carrière. Elle a troqué les ­immeubles de bureaux parisiens et les flagship stores chinois contre la chambre d’enfant de son fils. « Dans tout ce que j’entreprends, je me laisse guider par mon intuition », explique ­l’architecte depuis son studio de Manhattan. « J’ai toujours été comme ça. Enfant, j’aimais dessiner et je créais sans arrêt des constructions en Lego, donc je voulais devenir ingénieure architecte. ‘Pourquoi pas simplement architecte ?’ m’a demandé mon père, qui connaissait mon ­attrait pour le travail manuel. Et tout s’est ­enchaîné. Ma carrière a évolué de manière très organique et j’ai eu beaucoup de chance, même si je sais que le talent et le courage y sont aussi pour quelque chose. Il faut du courage pour créer son agence et sa marque. Heureusement, j’ai un mari qui me soutient et un bon filet de sécurité. »

L’intuition et l’ambition de Rosseel l’ont conduite à New York. Quand on réussit ­là-bas, on peut réussir partout, n’est-ce pas ? « Je n’ai pas encore toujours l’impression d’avoir réussi », répond-elle en riant. Cette ­modestie la caractérise, tout comme son débit de parole rapide. « Mon mari dit parfois que je suis un bulldozer. » Comme si l’énergie de sa nouvelle ville coulait dans ses veines.

École internationale ­d’apprentissage

Durant ses études à Sint-Lucas, à Gand, Rosseel a parcouru le monde. Après une année à Barcelone et un semestre à Rio de Janeiro, elle était déterminée à vivre à l’étranger. Son diplôme en poche, elle s’est installée à Paris, où elle a multiplié les expériences dans des agences de renom avant de décrocher le job de ses rêves : un poste d’architecte interne chez Louis Vuitton.

« En cherchant sans succès 
des meubles à 
la fois jolis et pratiques pour la chambre de mon petit garçon, j’ai eu une 
illumination : pourquoi ne 
pas concevoir 
des meubles pour enfants ? »

« Avant, j’avais surtout travaillé sur de grands projets internationaux, comme des immeubles de bureaux et des constructions résidentielles, dont la lenteur m’a frustrée. Chez Louis Vuitton, tout est allé très vite : du dessin à la réalisation en moins de six mois. C’était une grande satisfaction. Mon premier projet a été le flagship store de Shanghai. Le marché asiatique était en plein essor et c’était l’âge d’or de la vente au détail de ­produits de luxe, avec de gros budgets et des ­dizaines d’ouvertures de magasins. Je vivais à Paris mais, toutes les deux semaines, je passais 10 jours à Hong Kong. Après plusieurs années sur le marché de la Chine, je suis passée sur le marché américain. J’aimais beaucoup cette vie de voyages, et Louis Vuitton était la meilleure école. Mais en tant qu’architecte d’une maison de mode de cette envergure, on est évidemment lié à un certain style signature, qui est le référentiel absolu. Avec le temps, le travail est devenu répétitif et j’ai aspiré à un ­nouveau défi. J’avais rencontré mon mari, avec qui je partage ma vie aujourd’hui, à Shanghai, où il travaillait comme concepteur d’éclairage, et je l’ai suivi à New York. »

Anne-Sophie Rosseel

En vue d’obtenir son permis de séjour, Rosseel a cherché et décroché un emploi sur le sol américain, et pas n’importe lequel : « 15 Hudson Yards était un projet de grande ampleur, ma première expérience dans le monde merveilleux de l’immobilier new-yorkais. J’ai dû m’adapter à la méthodologie et la mentalité américaines. L’esthétique est complètement différente. Mes références au design vintage et à l’architecture du siècle dernier étaient presque jugées antiques (rires). Je savais que je n’étais pas à ma place. Lorsqu’une demande de concevoir un espace commercial à SoHo a émané de mon réseau, j’ai sauté sur l’occasion et j’ai créé ma propre agence. »

Tartines et projets de prestige

À l’exception d’un gérant, Rosseel Studio travaille délibérément sans personnel ­permanent : « Je préfère constituer une équipe autour d’un projet plutôt que ­l’inverse. Mon mari a 40 employés sous ses ordres et je connais les défis que cela suppose en matière de gestion. Je préfère avoir la liberté de travailler avec d’autres ­indépendants, projet par projet. Je me tourne vers des plateformes telles qu’Upwork pour embaucher des artistes 3D ou des experts en rendu. De cette ­manière, je peux m’entourer de talents du monde entier sans avoir ensuite à accepter des missions aléatoires pour leur donner du travail. Juste après le début de la guerre avec la Russie, par exemple, de nombreux architectes ukrainiens, souvent très qualifiés, se sont retrouvés sans travail. J’ai pu en engager certains à plusieurs reprises, une situation gagnant-gagnant. »

« Je suis 
outrée par la 
surconsommation et la courte durée de vie de nombreux produits »

Anne-Sophie Rosseel

Les projets que Rosseel entreprend sont un mélange sain de gagne-pain et de prestige ; tartine et vitrine, comme elle le dit si bien. L’année dernière, elle a réalisé deux projets retail pour l’hôtel cinq étoiles emblématique Le Sirenuse à Positano. « J’ai été chargée de la rénovation de deux boutiques de ­l’hôtel. La boutique du club de plage voisin et la résidence des propriétaires à Milan sont encore en projet. Quoi qu’on dise sur le travail en Italie, pour moi, c’est toujours une expérience formidable. Non seulement parce que mes principales références en ­matière de design sont italiennes, mais aussi parce que l’artisanat local est sans pareil. En outre, les Italiens accordent une grande importance aux contacts personnels, même dans les relations professionnelles. Antonio et Carla (Sersale, ndlr) de l’hôtel Le Sirenuse sont même devenus des amis. »

Fabriquer des meubles est un jeu d’enfant

« Même si j’adore travailler sur commande, un projet pour un client s’accompagne ­toujours de directives. Ces dernières années, j’ai de plus en plus ressenti l’envie de faire des projets qui me ressemblent à 100 %. Concevoir des meubles sur mesure a toujours été une passion et, en cherchant sans succès des meubles à la fois jolis et pratiques pour la chambre de mon petit garçon pendant la pandémie, j’ai eu une illumination : pourquoi ne pas concevoir des meubles pour enfants ? »

« Concevoir 
un bon produit est une chose, 
gérer une 
entreprise en est une autre »

Après deux ans de recherche et développement, Rosseel a lancé sa marque de niche, House of RoRo, en novembre 2023. « Concevoir un bon produit est une chose, ­gérer une entreprise en est une autre. C’est un processus d’essais et d’erreurs dans lequel j’apprends encore chaque jour. La durabilité et l’accessibilité ont toujours été des piliers importants, mais les combiner n’était pas évident. Je voulais que la production reste locale pour des raisons éthiques, mais que les prix ne soient pas trop élevés. J’ai donc simplifié mes designs pour que les différentes pièces puissent être ­fabriquées dans un atelier CNC (CNC ­signifie découpe du bois numérique, ndlr). »

Anne-Sophie Rosseel

House of RoRo a ­déjà été saluée par des ­magazines de design tels que Wallpaper* et Dezeen. Sans surprise, le mobilier minimaliste pour enfants étant une bouffée d’air frais dans une mer de ­plastique bon marché. « Aux États-Unis, la mentalité ‘the bigger and crazier, the better’ s’applique jusque dans les articles pour ­enfants. Il y a une telle surproduction de ­déchets ! Je suis outrée par la surconsommation et la courte durée de vie de nombreux produits. Je suis ­moi-même une adepte de la philosophie d‘Enzo Mari et de Bruno Munari, qui prône l’accessibilité d’un bon design et ­l’alliance de l’art et de la fonctionnalité. Les meubles pour enfants que je fabrique sont haut de gamme tout en étant abordables. Ils sont à la fois esthétiques et ­pratiques. J’ai par exemple conçu une table avec des pieds qui cachent des ­compartiments de rangement supplémentaires et des tabourets qui s’emboîtent comme des pièces de puzzle. Tout est ­fabriqué au Canada à partir de matériaux certifiés et expédié directement. Je crois en une mentalité de Do It Yourself et en la low-tech. Le montage est un jeu d’enfant, au sens propre du terme : les enfants peuvent assembler les meubles eux-mêmes sans vis ni colle. Il ne faut pas sous-estimer l’effet que cela a sur leur confiance en eux. »

Clause de non-concurrence

Si l’amour de Rosseel pour le minimalisme belge se heurte parfois au principe américain du « more is more », il permet aussi à son travail de se distinguer par sa simplicité. Une autre différence culturelle qu’elle souligne est l’éthique du travail : « On travaille dur partout dans le monde, mais peut-être nulle part autant qu’à New York. En Europe, on trouve normal de prendre une heure de pause déjeuner, tandis qu’ici on mange un bagel et on boit un café sur le pouce. Il n’est presque jamais question de vacances, pas plus que de congé maternité. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai voulu travailler à mon compte. Cette décision m’a permis d’être très présente pendant les premières années de vie de mon fils. Cela n’aurait ­peut-être pas été le cas autrement. »

Pourtant, Rosseel voit aussi la vie et le travail aux États-Unis sous un œil très positif : « New York donne de l’énergie ­autant qu’elle en prend. Il y a un grand sens de l’unité et de la solidarité au sein d’un même secteur. Par exemple, on peut poser des questions auprès de 17 communautés et groupes WhatsApp différents. Un peu comme les groupes de mamans sur Facebook, mais pour les femmes designers, ­architectes, artistes, etc. L’atmosphère est étonnamment peu compétitive et se rendre service sans rien attendre en retour est tout à fait normal. À Paris, la culture du travail était moins ouverte. À New York, le mot d’ordre est : sharing is caring. »

Anne-Sophie Rosseel

Anne-Sophie Rosseel (42)

. a fondé Rosseel Studio en 2017, 
une agence 
d’architecture et 
de design new-
yorkaise spécialisée dans les intérieurs résidentiels et 
commerciaux.


. a lancé House of RoRo, une marque de mobilier pour enfants, en 2023, inspirée par sa recherche de meubles pratiques, ludiques et esthétiques pour son fils Iggy.


. a été architecte 
interne pour Louis 
Vuitton en Asie et aux États-Unis 
pendant sept ans. Elle a également travaillé comme cheffe de projet 
et architecte 
d’intérieur pour 
15 Hudson Yards 
à New York.

En savoir plus

Femme de tête Iris Van der Veken: « Je regrette que le mot ‘durabilité’ existe »
Pieterjan Van Biesen, directeur marketing et communication chez Natan : « je consacre la majeure partie de mon budget à la décoration d’intérieur »
Jean-Frédéric Dufour, PDG de Rolex: ‘Je n’aime pas que l’on compare 
les montres à des actions’

par Catherine Kosters images Kelsey Cherry

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content