La blockchain peut-elle révolutionner l’agroalimentaire?

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Camille Delannois Journaliste Trends-Tendances  

La technologie blockchain permettrait de retracer l’ensemble de la “supply chain” d’un produit. Une innovation qui répond aux demandes des consommateurs en faveur d’une plus grande transparence.

Décrypter les étiquettes d’un produit dans les rayons d’un supermarché relève parfois de l’ingénierie. D’où vient le poulet que je consomme? Combien de kilomètres ont parcouru mes légumes? Où ont été plantées les olives de mon huile? Des questions que les consommateurs se posent de plus en plus et auxquelles ils veulent des réponses transparentes.

La crise sanitaire mais aussi l’urgence du changement climatique ont bouleversé les habitudes des consommateurs qui ont fait de la santé l’un des critères principaux de leurs achats. Parallèlement, les défis auxquels doit répondre l’agroalimentaire sont colossaux. Presque insurmontables. Augmentation de la production pour nourrir l’ensemble de la planète, évolution de la demande vers des produits sains et bios, gain en termes de compétitivité et productivité, réduction du gaspillage, amélioration de la rémunération des producteurs, etc.

Un potentiel insoupçonné

“Au niveau international, de nombreuses start-up travaillent sur le sujet et développent déjà des solutions”, explique Harold Kinet, fondateur de Walchain, une initiative qui rassemble les start-up blockchain wallonnes et visant à promouvoir le made in Wallonia en ce domaine.

La technologie de la blockchain permet de stocker mais aussi de transmettre les données en temps réel.”

“La blockchain a un potentiel insoupçonné”, insiste Harold Kinet. Si la blockchain est principalement utilisée dans le secteur de la finance, du gaming mais aussi de l’art avec les NFT, elle pourrait en effet s’avérer un allié de taille pour l’agroalimentaire. Comment? En améliorant la supply chain, la chaîne d’approvisionnement, et par conséquent la transparence des filières.

Du producteur au consommateur

Vache folle, grippe aviaire, salmonelle… Il faut le dire, l’industrie agroalimentaire n’a pas été épargnée ces dernières années et c’est l’ensemble du secteur qui pâtit de la méfiance du consommateur. Tous les acteurs ne sont pas de mauvaise volonté mais les exigences en matière de transparence se heurtent en pratique au fait que les marques et les industriels ne disposent généralement pas de l’information demandée, à cause d’une fragmentation croissante de leur chaîne d’approvisionnement. Or, on constate un lien direct entre la perte de confiance, le défaut de transparence et l’absence de traçabilité précise du cycle de vie des produits.

C’est ici que peut intervenir la blockchain. Eleveurs, producteurs, fournisseurs, distributeurs, etc.: l’agroalimentaire forme en effet un écosystème complexe qui regroupe de nombreux acteurs. “La technologie de la blockchain répond idéalement à cet usage puisqu’elle permet de stocker mais aussi de transmettre les données en temps réel”, explique Daniel Penninck, CEO de block0, une société informatique dédiée aux blockchains et qui travaille sur l’amélioration de la traçabilité et la transparence de la chaîne d’approvisionnement.

Des données rarement numérisées

Dans le cas d’un poulet par exemple, une multitude d’acteurs sont impliqués dans sa supply chain, qui comprend aussi bien les éleveurs de poules pondeuses que les écloseries en charge de la fertilisation des oeufs, les éleveurs des poulets fermiers, les abattoirs, les détaillants et même les régulateurs qui doivent être capables d’analyser l’ensemble des données.

“Le problème réside souvent dans la transmission de ces données entre chaque acteur, résume Daniel Penninck. Celles-ci sont bien sûr déjà collectées mais elles sont rarement numérisées, ce qui peut être source d’erreur.” Sans compter que les supports de transmission peuvent varier d’un acteur à l’autre et qu’entre chaque maillon de la chaîne, le lot du produit est renommé – les oeufs fertilisés ne présenteront par exemple pas le même code que ceux des poulets vendus aux distributeurs – et il est donc souvent compliqué d’avoir une vue globale de toute la chaîne.

Identification rapide

A l’inverse, la technologie blockchain assure une meilleure traçabilité des produits puisqu’elle garde la trace des interventions à chaque étape de production et distribution d’un aliment donné. Les poids, les résultats d’analyses, le respect des recettes, etc.: ces données sont consignées dans un registre numérique et permettent d’harmoniser la transmission.

Chaque bloc de données est en effet daté et connecté à celui précédemment produit dans la même chaîne. Et avant de passer au suivant, le contenu de chaque bloc doit être contrôlé par les utilisateurs et validé. Ainsi, l’ensemble des données partagées ne peuvent être ni modifiées ni supprimées par d’autres acteurs de la chaîne, ce qui les responsabilise. Un système définitivement sûr? “La chaîne n’est pas trafiquable mais cela n’empêche pas l’information d’origine de l’être”, tempère Olivier de Broqueville, professeur de marketing invité à la Leuven School of Management.

Les rappels de produits représentant une menace énorme pour les marques, tant en termes financiers que de réputation, la traçabilité blockchain reste toutefois une alliée de taille: la connaissance précise du cycle de vie du produit permet une identification rapide des lots concernés, ce qui améliore la réactivité et réduit les coûts. Avec des données transmises en temps réel, une rupture de la chaîne du froid peut par exemple être détectée plus rapidement.

QR code

Pour le consommateur, la blockchain se matérialise par un QR code présent sur l’emballage du produit. Provenance du produit, condition de fabrication, stockage ou kilomètre parcouru… En un scan, le client final peut lui aussi accéder à toutes les informations qu’il souhaite. “Cette technologie combine le besoin de transparence des consommateurs avec le peu de temps qu’ils ont pour faire leurs courses, poursuit Olivier de Broqueville. Pour l’utilisateur final, le travail le plus compliqué aura été fait.”

La chaîne n’est pas trafiquable mais ça n’empêche pas l’information d’origine de l’être.”

Bémol: si les consommateurs ont pris l’habitude de scanner leurs produits via des applications comme Yuka, ils sont moins nombreux à le faire via un QR code. “Ce n’est pas que les Belges sont moins regardants sur l’origine de leurs produits mais ils sont plus réfractaires à la technologie”, justifie Harold Kinet, CEO de Walchain. Olivier de Broqueville pointe également la confusion qu’il peut exister chez certains entre la blockchain et la réputation des cryptomonnaies, basées sur la même technologie. Carrefour Belgique reconnaît ainsi que l’habitude n’est pas encore ancré chez ses clients. “En même temps, nous n’en faisons pas un outil promotionnel”, nuance Siryn Stambouli, porte-parole de l’enseigne.

Carrefour précurseur

Le groupe est pourtant l’un des précurseurs de la distribution alimentaire avec la technologie blockchain. En 2018 déjà, en collaboration avec IBM, le détaillant a lancé en France le “poulet transparent” d’Auvergne avec un système de blockchain qui détaillait l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement. Depuis, l’entreprise a étendu l’utilisation de cette technologie à d’autres filières, notamment ses produits Filière Qualité Carrefour.

“En Belgique, le groupe propose 73 Filières Qualité Carrefour dont 36 belges, ce qui représente plus de 300 références”, ajoute la porte-parole. Concrètement pour chaque lot de viande de vache des pâturages, les consommateurs peuvent vérifier l’origine de l’animal, les coordonnées GPS des élevages, découvrir les pratiques d’engraissement et de contrôle qualité mises en place par les partenaires, tout au long du processus de production. “Nous ciblons les produits Filière Qualité Carrefour car ce sont des partenariats avec des producteurs qui nous permettent de remonter facilement l’ensemble de la chaîne”, explique Gabrielle Chaumez, responsable de la Filière Qualité Carrefour.

En Belgique, 73 filières du groupe Carrefour utilisent la technologie blockchain pour assurer la traçabilité de leurs produits.
En Belgique, 73 filières du groupe Carrefour utilisent la technologie blockchain pour assurer la traçabilité de leurs produits.© PG/CARREFOUR

Face à la technologie mise en place par les retailers, le CEO de block0 se montre cependant méfiant. “Ils ont le pouvoir d’imposer leur blockchain à l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, note Daniel Penninck. Lorsque l’on scanne leur QR code, il n’y a pas de possibilité de vérifier les enregistrements de traçabilité des blocs, l’outil n’est donc pas mis à disposition du consommateur pour vérifier leurs dires.” Une critique balayée par Carrefour qui explique qu’il répond à un cahier des charges et simplifie simplement l’information à destination du consommateur. “On est quand même en droit de se demander si ce n’est pas simplement du marketing”, insiste le CEO de block0.

Mais si Carrefour est le seul distributeur a avoir investi dans la technologie en Belgique, cela tient sans doute “davantage à la taille de marché du groupe plutôt qu’aux avantages que cela représente”, analyse Olivier de Broqueville.

Plus rapide

Erreurs de livraisons, volumes ne correspondant pas à la commande… Grâce à des critères de contrôle, la cohérence des éléments communiqués entre chaque acteur est vérifiée. “Remonter une chaîne d’approvisionnement opaque peut prendre plusieurs semaines, confirme Daniel Penninck. Avec une blockchain, c’est l’affaire de quelques minutes.” La preuve avec l’exemple de cette mangue tranchée, importée d’Amérique latine, vendue chez Walmart. Avec la blockchain, le géant américain a pu en retracer les origines en 2,2 secondes, contre les sept jours nécessaires auparavant et ce, malgré la présence dans la chaîne de 16 producteurs, deux conditionneurs, trois courtiers, deux entrepôts, etc.

Autre avantage, les scans des consommateurs permettent aussi au retailer de recueillir des informations sur les habitudes d’achat de leurs clients et mesurer le succès d’un produit ou d’une campagne de communication. “Même si cela reste anonyme”, souligne Gabrielle Chaumez.

Optimisation de la chaîne d’approvisionnement, amélioration de la transparence pour le consommateur, prévention de rappels des produits, etc.: cette blockchain sera-t-elle capable de rapprocher l’agroalimentaire et le numérique pour devenir la nouvelle norme? La technologie n’en est de toute façon qu’à ses débuts dans l’agroalimentaire. “En Belgique, c’est un secteur qui peine à se digitaliser”, confirme Harold Kinet…

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