Aswath Damodaran, professeur de valorisation d’actions à la Stern School of Business: “Le bon sens doit être à la base de tout calcul”

Les marchés boursiers ont atteint des sommets, au point que certains crient à la bulle financière. Or, il n’y a pas de quoi paniquer, selon le professeur Aswath Damodaran, qui conduit des recherches, enseigne et écrit sur les marchés financiers et la valorisation d’actions depuis des décennies.

Mises à part quelques petites baisses en 2015 et l’an dernier, les marchés boursiers mondiaux n’ont fait que monter au cours des 10 dernières années. La majorité des investisseurs et des analystes trouvent qu’il s’agit là d’un signe évident de survalorisation. Certains parlent même d’une bulle financière. Qui de mieux qu’Aswath Damodaran pour interpréter les niveaux de valorisation actuels du marché boursier et en établir le contexte historique ? Il enseigne la valorisation boursière, le financement des sociétés et la philosophie d’investissement à la Stern University de New York.

Ce que Wikipédia a fait pour la diffusion et l’accessibilité des connaissances encyclopédiques, Aswath Damodaran l’a, à lui seul, transposé aux participations et à la valorisation. Personne n’est plus ouvert concernant ses connaissances sur l’investissement que cet Indien à l’esprit vif. Il partage le contenu audio et vidéo de tous ses cours et de ses présentations universitaires sur Internet. De plus, il tient un blog très populaire dans lequel il explique les valorisations de géants boursiers bien connus tels que Google, Facebook, Amazon ou Uber dans le moindre détail.

Aswath Damodaran n’a pas manqué de remarquer les signaux d’alarme continus concernant les bulles et les survalorisations financières. Mais il ne s’en inquiète pas beaucoup. Il faut contextualiser, explique-t-il. ” Nombreux sont ceux qui considèrent le triplement des cours boursiers depuis 2009 comme une preuve de survalorisation, mais ce raisonnement est trop facile. Le cours des actions peut monter et descendre sans que vous ayez à vous en soucier. Tout dépend des raisons sous-jacentes et des fondements de ces évolutions. ”

TRENDS-TENDANCES. De nombreux investisseurs soulignent que la faiblesse des taux d’intérêt et la flexibilité des politiques monétaires des banques centrales sont à l’origine des cours élevés des actions.

ASWATH DAMODARAN. Les investisseurs surestiment l’influence des banques centrales sur les taux d’intérêt. Il règne même une atmo-sphère de paranoïa. Le seul taux d’intérêt que définit la Réserve fédérale (Fed) est le taux journalier que les banques paient pour emprunter des réserves bancaires. Pour le reste, la Fed n’a aucun pouvoir sur les taux d’intérêt, bien que l’on pense souvent le contraire. Il y a des raisons plus fondamentales à la faiblesse des taux d’intérêt.

Lesquelles, par exemple ?

Le niveau de l’inflation est historiquement bas dans le monde entier. Cela s’explique en partie par les avancées technologiques qui réduisent les prix de certains biens et services. Une deuxième raison est la faiblesse de la croissance économique mondiale. Abstraction faite de la Chine, l’économie mondiale a progressé de moins de 1 % par an ces 10 dernières années. La prudence est bien évidemment de mise dans le cas des actions, mais une simple hausse ou baisse des cours ne peut à elle seule provoquer un vent de panique quant à une éventuelle survalorisation. Il doit y avoir des raisons fondamentales à cela, et je n’en distingue aucune pour l’instant.

Le CAPE, inventé par le lauréat du prix Nobel Robert Shiller, compare les cours des actions et leurs bénéfices moyens historiques. Ce ratio a rarement été aussi élevé. Cela n’indique-t-il pas une survalorisation des marchés boursiers ?

Le CAPE de Shiller est un bon indicateur d’un monde d’investissement fictif dans lequel certains investisseurs aimeraient vivre, mais il ne reflète pas les réalités des marchés financiers actuels où les alternatives aux actions n’offrent que 1 à 1,5 % de rendement. En ignorant ces alternatives, le ratio de Shiller devient terriblement élevé. Mais les investisseurs qui se focalisent sur le CAPE me semblent plutôt paresseux parce qu’ils supposent alors que tout revient toujours aux moyennes historiques. Cela est contradictoire avec la vitesse et l’intensité avec lesquelles le monde a changé au cours des dernières décennies.

Quelles sont alors les vraies raisons des niveaux de cours sans précédent ?

Il est vrai que les cours ont triplé depuis 2009, mais c’est aussi le cas des flux de trésorerie des sociétés sous-jacentes. Ce ne sont ni les faibles taux d’intérêt, ni la croissance des résultats d’entreprises, qui a été modeste, mais bien les flux de trésorerie extrêmement élevés qui sont à l’origine de la hausse constante des cours des actions. Malgré une croissance des bénéfices limitée et une croissance économique légèrement positive, les entreprises ont réinvesti très peu de leurs flux de trésorerie dans leurs activités. Elles ont renfloué leur trésorerie principalement en rachetant leurs propres actions en masse. Il s’agit du deuxième grand moteur qui a fait grimper les marchés boursiers.

Beaucoup estiment que c’est une très mauvaise stratégie de la part de ces entreprises.

Les entreprises achètent leurs propres actions à cause du manque de croissance économique, ce qui fait qu’elles n’ont pas besoin de réinvestir beaucoup pour maintenir leurs activités. C’est pourquoi elles ont tant d’excédents de trésorerie. Mais l’argent qui est retourné aux investisseurs par le biais de ces rachats ne s’évapore pas. Il est investi ailleurs, dans des entreprises qui connaîtront une croissance future. Cet argent est passé des mains d’entreprises établies comme Kraft-Heinz, Coco-Cola et Wells Fargo à celles d’entreprises comme Facebook et Uber. Et c’est une bonne chose, parce que ces entreprises plus anciennes ont déjà vécu leurs plus beaux jours. Il est faux d’affirmer que le rachat d’actions propres empêche des investissements futurs. Au contraire, il permet d’investir différemment dans l’avenir.

En parlant d’Uber, l’échec des introductions en Bourse d’entreprises technologiques au cours de l’année écoulée est, selon certains, un signe supplémentaire que le mouvement de balancier de la valorisation d’actions est allé trop loin…

Uber est-il vraiment un flop ? Une entreprise d’une valeur en Bourse de 60 milliards de dollars… En voilà une étrange définition du flop ! Beaucoup de gens considèrent son introduction en Bourse comme un échec parce que l’entreprise était estimée à 80 ou 100 milliards de dollars, mais cette évaluation était surtout due au fait que bon nombre d’investisseurs en capital-risque voulaient en tirer un bon profit. On parle d’un échec parce que cette introduction en Bourse n’était pas conforme aux attentes. Pourtant, ces soi-disant échecs représentent ensemble une capitalisation boursière supplémentaire de 200 milliards de dollars pour l’année écoulée. Si c’est un échec, je participerai volontiers au prochain !

Vaut-il encore la peine d’investir dans des entreprises établies ?

Ce ne sont pas de mauvaises entreprises, mais elles sont souvent actives dans des secteurs qui s’effondrent. Prenez par exemple les constructeurs automobiles. Ils avaient un modèle économique rentable, mais maintenant, ce n’est plus du tout le cas. Il en va de même pour les commerces de détail avec magasins physiques. Ils avaient un bon modèle économique, mais plus maintenant. Le monde évolue et la question cruciale à se poser avant d’investir est de savoir si les entreprises réagissent de manière appropriée à leur environnement changeant ou si elles continuent simplement à investir dans leurs activités comme par le passé.

Certaines entreprises feraient-elles mieux de s’abstenir d’investir ?

Intrinsèquement, les investissements d’entreprises ne sont ni bons ni mauvais. Notez qu’ils doivent tout de même rapporter plus que le coût qu’une entreprise paie sur son capital pour être en mesure de faire ces investissements. Cela n’est plus possible dans de nombreux secteurs. Ensuite, en tant qu’entreprise, vous pouvez imiter bien des sociétés européennes en essayant de forcer la croissance à travers l’investissement dans des produits et services toujours plus mauvais. Ou reconnaître que le monde évolue et qu’il n’y a plus de bonnes opportunités d’investissement pour vous.

Les entreprises n’auraient donc pas toutes intérêt à poursuivre leur croissance ?

Les PDG parlent sans cesse de la vitesse à laquelle leur entreprise croît et les analystes font de même avec la croissance des bénéfices. Toutefois, les investisseurs doivent comprendre que la croissance n’est pas toujours une bonne chose. Une grande partie de la croissance provoque même une perte de valeur. Je trouve paresseux les investisseurs qui se contentent de récompenser les entreprises qui se développent ou investissent dans de mauvais produits. Il ne faut pas oublier de prendre en considération l’origine de la croissance de l’entreprise et si elle vaut la peine d’être payée. Vous constaterez alors que dans de nombreux cas, la croissance fait plus de mal que de bien. Les marchés l’ont déjà reconnu et ce sont principalement les entrepreneurs et les analystes qui ne l’ont pas encore compris.

Comment les investisseurs peuvent-ils faire la distinction entre la bonne et la mauvaise croissance des entreprises ?

C’est simple : en visant des entreprises dont le rendement des capitaux propres est supérieur à leur coût. Ce coût moyen se situe actuellement entre 7,5 % et 8,5 %. Si une entreprise ne parvient pas à obtenir un rendement des capitaux propres supérieur à 8,5 %, le message est le suivant : ” arrêtez de viser la croissance “. Regardez le rendement des capitaux propres des constructeurs automobiles, vous comprendrez immédiatement pourquoi j’appelle cela de la mauvaise gestion.

Quels sont à votre avis les éléments les plus inexplorés ou sous-utilisés dans la valorisation des actions ?

Le bon sens. On ne valorise pas une action, mais une entreprise. Il faut donc être réaliste quant à ce qu’une entreprise peut accomplir. Une entreprise qui croît de 50 % par an au cours des premières années ne pourra pas le faire indéfiniment. On oublie souvent que la valeur d’une entreprise est aussi déterminée par son histoire.

Est-ce la raison pour laquelle vous avez écrit un livre sur le pouvoir des histoires dans le monde des affaires ?

En effet. Je suis très inquiet de constater à quel point les fichiers Excel dominent notre monde. Les investisseurs ne pensent qu’à y entrer des chiffres et oublient souvent de faire preuve de bon sens, ce qui devrait pourtant être la base de tout calcul. De nombreux modèles d’évaluation des analystes et autres experts boursiers ignorent complètement cet aspect humain.

Cela signifie-t-il que l’intégralité des ratios financiers et des calculs dont regorge le monde de l’investissement sont dénués de sens ?

Il n’y a rien de mal à leur utilisation, à condition qu’ils soient un moyen de mieux comprendre l’histoire d’une entreprise spécifique. Cela doit rester le but ultime de leur utilisation. Si vous ne cherchez pas plus loin que ces analyses et ratios compliqués, vous ne comprendrez jamais l’essence même de la valorisation d’actions.

Et quelle est-elle ?

Si vous valorisez une entreprise ou une action, vous aurez toujours tort, car vous essayez de prédire l’avenir. Pour gagner de l’argent au travers d’investissements, inutile d’avoir toujours raison. Il suffit d’avoir moins tort que les autres. Avec toute l’information et les connaissances que vous avez recueillies sur une entreprise en particulier, vous devez être capable de former le meilleur jugement possible sur ses flux de trésorerie futurs, sa croissance et ses risques. Et puis seulement espérer avoir moins tort que le reste du marché.

Propos recueillis par Jef Poortmans

” Les investisseurs doivent comprendre que la croissance n’est pas toujours une bonne chose. Une grande partie de la croissance provoque même une perte de valeur. ”

” Pour gagner de l’argent au travers d’investissements, inutile d’avoir toujours raison. Il suffit d’avoir moins tort que les autres. ”

Critères d’évaluation d’une action

Aswath Damodaran, professeur de valorisation d'actions à la Stern School of Business:
© getty images

– Les trois piliers de la valorisation d’actions

La valorisation d’actions s’articule autour de trois éléments : les flux de trésorerie, la croissance et le risque, affirme Aswath Damodaran. “Quel que soit le point de vue de l’investisseur, il doit avoir pour objectif de mieux comprendre ces trois éléments, dit-il. Si une entreprise vous attire en raison de sa marque, de sa gestion ou de quoi que ce soit d’autre, la question finale demeure toujours ce que vous retrouvez de ces attraits dans ses flux de trésorerie, sa croissance ou ses risques futurs.”

– La prime de risque

La prime de risque est le rendement que les investisseurs en actions espèrent obtenir par rapport au risque qu’ils prennent en investissant dans des actions plutôt que dans des obligations gouvernementales sans risque. Actuellement, la prime de risque relative aux actions américaines s’élève à 5,5 %. Ce faisant, les investisseurs affirment qu’ils veulent un rendement par action supérieur de 5,5 % à celui de 1,8 % qu’offrent actuellement les obligations d’Etat américaines. Pour le moment, les actions ne sont pas survalorisées, estime Aswath Damodaran. Ce n’est que lorsque la prime de risque se rapproche du taux des obligations d’Etat sans risque que naît le risque de survalorisation. C’était le cas juste avant la bulle financière informatique de 1999 et la crise financière en 2008.

– Le flux de trésorerie disponible

La plus grande erreur commise par les investisseurs est de croire que les bénéfices d’une entreprise déterminent s’il s’agit d’un bon placement ou non. Le véritable problème réside dans les flux de trésorerie qu’une entreprise génère à partir de ses activités. Les bonnes entreprises s’assurent qu’après tous les frais et les dépenses de maintenance, il leur reste encore assez de liquidités pour investir dans leur croissance ou à verser à leurs actionnaires. “Profit is vanity, cash is sanity”.

– Le rendement des capitaux propres

Outre l’endettement, chaque société dispose également d’une partie de ses fonds propres qu’elle utilise pour financer ses activités. Le ratio bénéfices/capitaux propres montre dans quelle mesure l’entreprise parvient à rentabiliser son investissement. Les entreprises à rendement élevé ont tendance à coter à des cours plus élevés.

– Le ratio cours-bénéfice (C/B)

Le ratio le plus couramment utilisé pour déterminer si une action est chère ou bon marché. La question clé à laquelle le C/B répond est la suivante : quel est le cours d’une action par rapport aux bénéfices de son entreprise sous-jacente ? Si ce chiffre est faible par rapport à celui des pairs et aux moyennes historiques de l’entreprise elle-même, cela peut indiquer une sous-valorisation. Si BMW a un C/B de 6, alors qu’il était de 12 au cours des 10 dernières années, et que tous les autres constructeurs automobiles ont actuellement un C/B de 12, alors l’action BMW est bon marché. Attention : les actions bon marché le sont généralement pour une bonne raison.

– La valeur d’entreprise sur le flux de trésorerie opérationnel (VE/Ebitda)

La VE/EBITDA est une variante du ratio cours/bénéfice qui compare la valeur totale de l’entreprise, en tenant compte de ses dettes, et le revenu provenant de ses principales activités. Parce qu’elle tient compte du niveau d’endettement et utilise une définition plus large que le seul bénéfice net d’une entreprise, la VE/Ebitda en donne une image plus précise que le C/B. Encore une fois, plus elle est basse, plus l’action sera bon marché. Mais souvent à raison…

– Le ratio cours/chiffre d’affaires

Egalement une variante du ratio C/B, seul le cours de l’action est mis en rapport avec le chiffre d’affaires total d’une entreprise. Le ratio cours/chiffre d’affaires est particulièrement intéressant pour distinguer, dans des périodes plus longues, les scores élevés ou faibles d’une entreprise par rapport à ses moyennes historiques. C’est l’indicateur qui est le moins susceptible de faire l’objet d’ajustements comptables. Le chiffre d’affaires est en tête du compte de résultat et ne peut être manipulé. A cet égard, le résultat d’exploitation est légèrement plus bas et peut être ajusté ou augmenté par toutes sortes d’acrobaties comptables.

– Le ratio cours/valeur comptable

Un ratio fréquemment utilisé qui a de moins en moins de sens. Le ratio cours/valeur comptable compare la valeur de marché d’une entreprise à sa valeur comptable. Si ce nombre est inférieur à 1, une action est présentée comme étant cotée en dessous de la juste valeur de sa société sous-jacente. Le problème est que cette soi-disant valeur comptable est un simple chiffre comptable qui ne reflète pas l’importance croissante de la technologie, de la propriété intellectuelle et des effets de réseau.

– Le bénéfice par action

Le chiffre le moins fiable et le plus enjolivé de tout rapport financier annuel. Consultez-le, mais ne le laissez pas précipiter votre décision d’investissement. Chaque PDG veut voir ce chiffre atteindre le plus haut niveau possible, souvent parce qu’une partie de sa prime en dépend. Si la comptabilité permet d’augmenter les profits au-delà de ce qu’ils sont réellement, ce sera fait. Par exemple, à travers l’exclusion des coûts non récurrents du compte de résultat ou en y incluant les gains extraordinaires.

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