Paul Vacca

Uber ou le capitalisme ubuesque

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

L’introduction en Bourse d’Uber a pour ambition de porter la valorisation de l’entreprise de VTC (véhicule de tourisme avec chauffeur) à plus de 100 milliards de dollars.

Un sacre. Car la mise sur le marché d’une entreprise n’est pas autre chose qu’un référendum où, au lieu de s’exprimer avec un bulletin, une population d’actionnaires va voter avec des dollars. C’est donc une certaine conception du capitalisme qui va être plébiscitée. Mais quelle conception déjà ? De quoi Uber est-il le modèle, au juste ?

1. Uber, c’est d’abord une entreprise qui se contrefout de la rentabilité et qui le clame haut et fort. Elle a perdu la bagatelle de 2 milliards de dollars en 2018 et compte bien continuer. Avec pour mode de gestion : une chaîne de Ponzi, comme l’a parfaitement analysé Amid Faljaoui dans les pages de votre magazine la semaine dernière. En clair, l’actionnaire va plébisciter un modèle qui se fout de lui.

2. Uber, c’est aussi une entreprise qui a totalement raté sa mission. Non seulement l’ubérisation, ce pur fantasme de dégagisme, n’a pas eu lieu – les ” vieux ” taxis sont toujours là – mais elle a surtout échoué à produire la moindre alternative. La nouvelle mobilité qu’Uber était censée incarner, plus fluide et plus ouverte, c’est du bullshit : aucune réduction à notre dépendance à l’achat de véhicules ou à la congestion dans les villes par la facilitation de l’accès à tous à la mobilité. Bien au contraire, le taux de motorisation aurait même augmenté dans les villes où Uber est présente. Dissuadant même certaines personnes – les plus aisées – d’emprunter les transports en commun et refusant toute concertation avec les villes qui les accueillent, considérées comme des terrains de jeu à piétiner et à exploiter comme bon lui semble. Comme elle le fait aujourd’hui en lâchant ses vélos électriques, et bientôt ses trottinettes, dans un espace public déjà saturé.

Certains ont pu évoquer des dérives de l’ubérisation, mais c’est l’ubérisation qui est en elle-même une dérive.

3. Uber, c’est également le promoteur d’un business model désastreux (qui a fait beaucoup d’émules) appelé ” économie du partage “. Un ” partage ” totalement asymétrique : les dividendes aux actionnaires, la précarité aux chauffeurs. Certains ont pu évoquer des dérives de l’ubérisation, mais c’est l’ubérisation qui est en elle-même une dérive : elle produit structurellement des indépendants sous dépendance, avec des chauffeurs gagnant en moyenne 10 dollars de l’heure une fois déduits leurs frais d’achat du véhicule. Uber a même récemment étendu son périmètre de prédation en embauchant/débauchant des mineurs via Uber Eats (leur service de livraison de repas en deux roues) qui, comme l’a révélé Libération cette semaine, attirait les jeunes vers une déscolarisation inquiétante.

4. Uber, c’est encore le symbole développant en interne une culture start-up machiste et brutale, faite de harcèlement et de mépris, notamment sous l’ère de son toxic boss Travis Kalanick. Celui-ci a dû se démettre de ses fonctions de CEO en 2017 sous la pression des actionnaires, qui ont alors nommé Dara Khosrowsashi pour une mission de ripolinage éthique. Kalanick sera grandement pardonné : sa participation après la mise sur le marché s’élèvera à 9 milliards de dollars. Une bien jolie morale : harcelez, bousculez, il en restera toujours quelque chose…

5. Uber, c’est enfin un modèle de ruissellement… vers le haut. Sa mise sur le marché va transformer les cadres d’Uber en millionnaires et sur-enrichir quelques milliardaires puisque parmi les actionnaires on retrouve – ô surprise ! – Apple, Google, Jeff Bezos et des pétromonarques saoudiens. En revanche, le statut des chauffeurs, lui, risque d’empirer sous la si pratique ” pression des marchés “. Avec pour seul horizon celui d’être un jour remplacés par des voitures autonomes…

C’est donc cette conception du capitalisme qui va être plébiscitée bientôt. Celle d’un über-capitalisme foutraque et brutal. Ubuesque, en somme. Car finalement, Uber, c’est Ubu, ce personnage créé par Alfred Jarry à l’ hubris ( sentiment de démesure, Ndlr) incontrôlée, sans foi ni loi, ne respectant que la force. Mais, ironie de la situation, si dans Ubu Roi, Ubu accède au trône par un coup d’Etat, ici, ce sont les actionnaires – c’est à dire des citoyens – qui vont livrer docilement les clefs du royaume à Uber pour qu’il piétine leur économie. Finalement, c’est peut-être l’époque qui est ubuesque.

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