Soumaya Majdoub (VUB): “Notre économie est faussée, nous ne regardons que la croissance”

Soumaya Majdoub © KAREL DUERINCKX
Myrte De Decker Journaliste TrendsStyle.be

La croissance et la prospérité restent les ambitions ultimes des entreprises. Souvent elles tentent de survivre via cet unique prisme. Selon la démographe Soumaya Majdoub, cela leur fait manquer d’imagination pour affronter l’avenir. “Il est plus facile d’imaginer le monde en train de s’écrouler que de se demander à quoi ressemblerait un monde sans capitalisme.”

Soumaya Majdoub est une universitaire interdisciplinaire. Elle est aussi chercheuse à l’UB School of Economics de Barcelone et affiliée à la faculté des sciences économiques et sociales de la VUB. Depuis mai, elle est également membre du Haut Comité pour une transition juste. Celui-ci réunit un groupe de scientifiques qui, sous la houlette de l’experte en pauvreté Bea Cantillon et de l’économiste Marek Hudon, visent à établir un lien entre justice sociale et durabilité environnementale.

Pendant des années, la surpopulation a été citée comme la cause des problèmes climatiques. Dans votre livre “Consommer comme des lapins”, vous mettez en cause la surconsommation, une idée qui n’est pas très populaire.

Soumaya Majdoub: “Quand on dit que le monde est surpeuplé, on dit qu’il y a trop de gens. De qui s’agit-il ? Le fait que nous soyons de plus en plus nombreux à marcher sur la terre est principalement dû à l’augmentation de l’espérance de vie et donc au ralentissement des taux de mortalité. Personne ne déclare que nous devons mourir plus vite pour lutter contre la surpopulation.

“Le véritable problème climatique n’est pas la quantité de personnes, mais la quantité de biens et de services qu’une partie de cette population veut commercialiser. Le profit est la force motrice de notre économie. Nous en voulons toujours plus : plus d’opportunités, plus de croissance, plus de profits. Ces motivations conduisent à une surconsommation qui entraîne une dégradation de l’environnement. Toutefois, cette consommation n’est pas déterminée par la demande des consommateurs, mais par les profits et la croissance des entreprises.”

Vous parlez de profit et de croissance comme si c’était une mauvaise chose.

“Chaque entreprise doit-elle faire des bénéfices ? Toutes les entreprises doivent-elles se développer ou s’agrandir ? Je connais beaucoup d’initiatives locales qui prospèrent à petite échelle, sans avoir à faire face à des attentes de croissance explosive. Lorsque le profit est le moteur d’une économie, la concurrence devient naturelle. Tout doit devenir plus et mieux, pour surpasser l’autre. L’accès à de nouveaux marchés et ressources est donc toujours nécessaire. C’est l’essence même du capitalisme. Ensuite, cela devient problématique : l’optimisation des profits dans ce système nécessite aussi l’externalisation des coûts de ces activités.”

Comment cela ?

“Le capitalisme dépend fondamentalement de l’appropriation et de la colonisation continue d’un extérieur non capitaliste. En théorie, nous appelons cela Landnahme, l’accaparement des terres pour ainsi dire. Cela peut se manifester de trois façons : géographiquement par le colonialisme, socialement par le travail reproductif ou en relation avec la nature. “Pour le chiffrer, en prenant l’année 2015 comme référence : les pays à hauts revenus ont réussi à extraire 10,1 milliards de tonnes de matières premières, 22,7 trillions – soit 18 zéros – de joules d’énergie, 379 milliards d’heures de travail humain et 800 millions d’hectares de terres des pays à bas salaires au sud de l’équateur.”

Soumaya Majdoub
Soumaya Majdoub© KAREL DUERINCKX

Vous voulez dire que la colonisation est de retour ?

“Est-ce qu’elle a un jour disparu ? Les crises découlant de la double dynamique d’exploitation et d’appropriation sont inhérentes au processus de croissance économique. Les limites de la croissance sont les limites du capitalisme. Nous devons donc examiner non seulement cette croissance, mais aussi l’ensemble du système capitaliste.”

Faut-il bouleverser le capitalisme si l’on veut sauver le climat ?

“En fait, oui, car le capitalisme ne connaît pas de limites jusqu’à ce qu’il rencontre celles de la planète. Au XIXe siècle, le capitalisme est devenu dépendant des combustibles fossiles. Ce fut le début du capitalisme fossile, qui est à l’origine du changement climatique, car les combustibles fossiles sont les moyens de production qui rendent possible l’ensemble du mode de production capitaliste. Le capitalisme fossile décrit donc un système économique de croissance auto-entretenue qui dépend d’une quantité croissante de combustibles fossiles. Cela conduit à une accumulation toujours plus importante de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, qui entraîne à son tour un réchauffement de la planète.”

Mais on ne peut nier que la population mondiale croissante a besoin d’espace pour vivre. Et les villes sont une énorme source de pollution atmosphérique.

“En principe, toute la population mondiale pourrait vivre dans l’État américain du Texas. Nous pourrions y donner à chaque personne sur terre 100 mètres carrés. Chacun vivrait, c’est vrai, de manière très compacte dans les immeubles de grande hauteur. Évidemment, ce n’est pas souhaitable, mais cela illustre à quel point notre vision du monde diffère de la réalité.”

Pendant ce temps, les questions climatiques continuent d’agiter les esprits. Notre enquête menée à la suite des Trends Impact Awards a révélé que les chefs d’entreprise ne se préoccupent pas de l’avenir ou de la neutralité climatique d’ici 2050.

“Nous roulons de crise en crise, donc quelque part il est compréhensible que les entreprises se préoccupent surtout de leur survie. Mais avant de se demander pourquoi ils ne pensent pas à la durabilité, il convient de se demander ce qu’est en réalité la durabilité. Quelle est la marge de manoeuvre dont dispose l’adaptation pour atteindre la neutralité climatique ? En incitant les entreprises à mettre en oeuvre des solutions innovantes, nous mettons chaque fois de côté la logique interne du capitalisme. Ces innovations traitent les symptômes. Par conséquent, ces entreprises sont loin d’être à l’abri de l’avenir, comme le montrera la prochaine crise. Les entreprises tentent de survivre avec ce qu’elles ont aujourd’hui. Elles manquent d’imagination. Il est plus facile d’imaginer le monde en train de s’écrouler que de se demander à quoi ressemblerait un monde sans capitalisme.”

Vous préconisez donc un changement via un nouvel écoféminisme.

“Il faut une redistribution économique majeure, et un système dans lequel la production est socialement juste et écologiquement régénératrice. Au lieu de nous concentrer uniquement sur la croissance et le profit, nous devons également donner la priorité à des valeurs telles que la bienveillance et la responsabilité dans les affaires. “L’écoféminisme implique également une approche décolonialisée de l’économie. Les femmes assument plus de la moitié du travail dans le monde, pour une fraction seulement des salaires. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement de la soi-disant division nord-sud. Il existe une énorme économie invisible du travail des femmes. Également en Belgique. Les femmes sont toujours responsables de la plupart des tâches ménagères et des soins aux enfants. Ils sont également plus susceptibles d’être des proches aidants. Le travail permettant le travail rémunéré d’autrui est une caractéristique essentielle de ce système économique, qui est par essence et par nature patriarcal.”

Croyez-vous vraiment que nous pouvons réformer l’ordre mondial et l’économie de manière aussi radicale ?

“Nous devrons le faire, mais je sais aussi qu’une telle chose est un travail de longue haleine. Nous préférons mettre de côté nos principes plutôt que de poursuivre un réel changement. Il suffit de regarder NewB. Il s’agissait au départ d’une banque éthique et coopérative qui, par la force des choses, a fini par devenir un agent bancaire de la VDK Bank en Belgique francophone. Les nouveaux modèles d’entreprise nécessiteront d’abord de redéfinir ce qu’est une entreprise, ainsi que les indicateurs de mesure utilisés pour celle-ci.”

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